Avec des si...
L'arbre, le maire et la médiathèque (1993) d'Eric Rohmer avec Pascal Greggory, Arielle Dombasle, Fabrice Luchini
Un amoureux comme Rohmer de la langue française et des mystérieuses circonvolutions du langage se devait, au moins une fois, de s'offrir une confrontation directe à la langue politicienne. Encore une fois, le cinéaste surprend par sa capacité à réagir à l'actualité et à « couper » ses cycles (ce film et le suivant -les rendez-vous de Paris- se situent entre le Conte d'hiver et le Conte d'été).
L'arbre, le maire et la médiathèque se déroule quelques temps avant les élections législatives de 1993. Julien Dechaumes (Pascal Greggory), maire socialiste d'une petite bourgade en Vendée prépare ces élections en projetant de faire bâtir à l'entrée de son village une vaste médiathèque grâce aux subsides du ministère de la Culture et au soutien des écologistes locaux (car c'est une construction « respectueuse » de l'environnement !). Opposés au projet, l'instituteur du village (Fabrice Luchini, immense) et les desseins mystérieux du hasard qui lui collent dans les pattes une journaliste parisienne vont parvenir à mettre des bâtons dans les roues de Julien...
Inutile d'entrer dans les détails des quiproquos savoureux d'un film que Rohmer a malicieusement sous-titré « les sept hasards ».
On a envie de commencer par noter les rapprochements qu'on peut faire entre L'arbre, le maire et la médiathèque et Quatre aventures de Reinette et Mirabelle : même économie de moyens, même proximité « documentaire » avec les sujets filmés (lorsque la journaliste Blandine Lenoir fait le tour du village pour interviewer les habitants, Rohmer est dans la pure « fenêtre ouverte sur le monde » et je trouve qu'il en dit beaucoup plus, en un petit quart d'heure, sur la vie à la campagne et les mutations de la ruralité que Depardon dans sa Vie moderne), même attention aux petits détails que les autres cinéastes ont l'habitude de couper (le sourire sur les lèvres d'un acteur, le vent dans les branches d'un arbre...).
J'ignore la méthode de travail de Rohmer sur ce film en particulier mais les dialogues semblent improvisés à partir d'un canevas général, ce qui nous vaut des moments tordants où Arielle Dombasle, parisienne jusqu'au bout des ongles, se voit confrontée à de « vrais » salades ou aux animaux de la ferme (« Oh ! Des vaches ! C'est extraaaooordinaire ! »). L'actrice est-elle réellement ainsi (j'ai des soupçons !) ou a-t-elle le grand talent de nous faire croire parfaitement à son rôle de ravissante idiote (ce n'est pas impossible) ? Je l'ignore. Toujours est-il que ces passages sont vraiment très drôles.
Mais si ce film est essentiellement une comédie, c'est avant tout (et une fois de plus !) une comédie du langage. Rarement film aura mis à nu avec autant de malice et d'intelligence la vacuité du discours politique. 15 ans plus tard, le film n'a pas pris une ride et tout y est : la délimitation de plus en plus floue entre la droite et la gauche, le socialisme « œufs de lombes », les ravages de la décentralisation consacrant la primauté des potentats locaux, les aléas de la modernité (le « toujours plus » de parkings, de bagnoles, de complexes culturels mais toujours nappé dans la pommade du « respectueux », du « normatif », de l'écologisme dont Rohmer saisit à merveille les enjeux strictement politiciens)...
Le langage est toujours à double sens et trompeur chez Rohmer. C'est encore plus vrai dès qu'on aborde le langage politique : langue de bois de Julien qui a tout du socialiste onctueux de province (avec les dents qui dépassent), discours qui s'emballent avec le rédacteur en chef du journal autour de l'écologie...
La force de Rohmer, c'est de ne pourtant jamais sombrer dans l'antienne du « tout se vaut » et du « tous pourris ». Le plus extraordinaire dans les discours que ne cessent de proférer les personnages, c'est qu'ils ne cessent de dévoiler les propres contradictions de leurs auteurs : socialiste, Julien professe un drôle de culte de la terre et du terroir local. Inversement, la grande prêtresse de la ville (Arielle Dombasle) peste contre les voitures, le béton qui envahit tout avant de s'en prendre...aux écolos ! A travers ces longues conversations, Rohmer parvient à épuiser la langue politique et à en révéler la profonde vacuité, au point qu'il en arrive à faire intervenir une enfant de 10 ans qui tient tête aux adultes avec un aplomb confondant et qui propose, en guise de conclusion, une idée qui n'aurait sans doute pas déplu à Alphonse Allais : construire des espaces verts à la campagne !
Autre signe de l'épuisement de la langue politicienne, ce recours permanent au hasard. Luchini ouvre le film en présentant à sa classe de bambins la notion de conjonction de condition. Et si... Sept propositions s'enchaîneront pour placer le film sous le pur signe du hasard alors que le langage politicien entend, par principe, influencer le Réel, le mettre à sa disposition.
Hasards et conséquences qui amènent les comédiens à interpréter une chanson à la toute fin du film, une de celle dont il est dit qu' « on la connaît »... On a tous, en effet, l'impression de connaître parfaitement la chanson de la politicanaillerie.
Or avec Rohmer, elle est mise à nu avec une ironie mordante et une intelligence rare...