Quatre nuits avec Anna (2008) de Jerzy Skolimowski avec Artur Steranko, Kinga Preis



J'ai le plaisir de vous parler aujourd'hui de ce que je considère comme l'un des plus beaux films de l'année...dernière. Skolimowski n'avait plus tourné depuis son adaptation de Gombrowicz que je rêve de découvrir et comme Ferdydurke date de 1991, cela remonte maintenant à plus de 15 ans ! Pour son grand retour, l'accueil a été poli et plutôt favorable mais très discret, sans enthousiasme particulier (il est vrai qu'il n'est pas facile de faire une couverture de magazine avec un film polonais !). Pourtant, Quatre nuits avec Anna est un film absolument magnifique, qui m'a totalement bouleversé.

Peut-être que cela tient à mon goût pour le sujet traité, le voyeurisme, qui de Hitchcock à Kieslowski en passant par Powell et De Palma, a donné une quantité de films magnifiques. Plus encore, l'histoire de cet homme solitaire qui endort sa voisine afin de s'introduire chez elle pendant la nuit m'a fait songer au roman de Kawabata les belles endormies, l'un des livres que j'aurais le plus envie de porter à l'écran ou d'adapter si j'étais cinéaste (ce qui me paraît assez mal barré !).


Okrasa est un homme solitaire qui se prend de passion pour une femme qu'il a vu se faire violer sans intervenir. Accusé à tort de ce viol, il fait un séjour en prison et se prend de passion pour cette victime chez qui il va passer « quatre nuits ».


Si le voyeurisme intéresse tant les cinéastes, c'est évidemment parce que ce thème permet une réflexion sur le cinéma et la place du spectateur, associé par définition à la place de ces individus qui se tapissent dans le noir pour regarder sans bouger. Hitchcock et les autres ont beaucoup joué sur la notion de culpabilité et de rachat. Chez Skolimovski, on retrouve cette idée de culpabilité mais seulement dans un premier temps : pour avoir regardé sans intervenir (au moment du viol, scène d'une intensité terrifiante), il devra passer par la case prison. Comme dans le voyeur de Powell ou les films d'Hitchcock et de De palma, le regard est d'abord considéré comme un viol, une intrusion violente dans l'intimité d'autrui. Mais le cinéaste va tenter de nuancer cette idée classique pour donner un autre sens au voyeurisme de Okrasa : non pas une volonté de violer l'intimité de sa voisine chez qui il pénètre mais plutôt le seul moyen qu'il ait trouvé pour la partager. C'est une définition de la place du spectateur du cinéma qui me plaît assez : pas celle d'un pervers désireux de reluquer l'intimité d'autrui (pas seulement !) mais de la partager, de tisser les liens imaginaires d'une histoire commune.

Lorsque Okrasa s'introduit chez Anna, il a bien entendu quelques œillades qui glissent sur le corps de celle qu'il aime mais il vient davantage pour s'occuper d'elle : il lui fait sa vaisselle, lui vernit les ongles des doigts de pieds, répare son horloge... Plutôt qu'aux grands classiques que j'ai déjà cités, le film fait alors songer au magnifique Chunking express de Wong Kar-Wai avec sa petite jeune femme qui s'introduisait sans cesse chez un policier pour lui faire sa chambre : l'intrusion dans l'intimité d'autrui n'est plus un crime mais un acte d'amour (sans doute déviant : voir les villageois hilares qui traitent Okrasa de pervers lorsqu'ils lisent son aventure dans la presse locale), un désir de partage pour des êtres solitaires et, sans doute, incapables d'aimer.

Skolimovski filme d'une manière admirable l'évolution de son personnage. Puisqu'il commence par la culpabilité, il le filme d'abord comme une espèce d'ogre assez inquiétant dont on ignore les desseins (on le voit acheter une hache puis mettre une main humaine dans un sac poubelle). La mise en scène est assez extraordinaire, adoptant ce « réalisme » déformé cher aux cinéastes des pays de l'Est : quasiment pas de dialogues, une attention parfaite à la minéralité des corps, à chaque geste et un sens du détail grotesque ou étonnant qui éloigne toujours le film du naturalisme  (voir ce plan hallucinant du cadavre de vache porté par le flot d'une rivière).

Petit à petit, en rompant de manière subtile avec la linéarité narrative, le cinéaste nuance les traits de son personnage, lui confère une épaisseur qui ne va cesser de se développer. Il en fait l'incarnation bouleversante d'une certaine solitude contemporaine, où chacun vit sous le regard de l'autre (pas besoin pour autant de filmer ici Internet ou des webcams) sans parvenir à tisser de liens.  Toute la souffrance d'Okrasa tient dans cette idée qu'il est condamné à n'être qu'un éternel spectateur, incapable de passer de l'autre côté de « l'écran » pour partager des émotions et des sentiments. Si les quatre nuits qu'il passe avec Anna sont si belles, c'est que Skolimovski parvient à la fois à nous faire sentir cette intimité, cette proximité avec l'objet du désir (et c'est sans doute ici qu'il se rapproche le plus des Quatre nuits d'un rêveur de Bresson : lorsqu'il filme un rayon de lumière qui se ballade sur un corps de femme ou encore Anna passant ses collants du point de vue de notre héros caché sous le lit) et tout un aspect imaginaire lié à la cristallisation de l'amour (Okrasa offre une bague de fiançailles à sa belle). Jamais la formule « se faire son cinéma » n'a été aussi bien adaptée qu'à ce personnage qui s'invente jour après jour une histoire merveilleuse avant de se retrouver face à un mur (plan final bouleversant).

Au-delà des préjugés et des idées toutes faites, Skolimovski parvient à une parfaite empathie avec son personnage. Lorsqu'il est jugé par la société des hommes et que le magistrat lui demande pourquoi il a fait tout ça, Okrasa répond simplement : par amour.

Oui, c'est bien ça, Quatre nuits avec Anna est tout simplement un grand film d'amour...

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