Orlof et les classiques (IX)
Eve (1950) de Joseph L. Mankiewicz avec Bette Davis, Anne Baxter, George Sanders, Marilyn Monroe
LE PREMIER DISCIPLE. Mais non ! Mais non ! Mais non…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Si ! Si ! Si ! Si ! Si…
LE MAITRE. Bravo mes enfants, je crois que vous avez résumé de la manière la plus concise qui soit la quintessence du débat cinéphilique ! Plus sérieusement, qu’est-ce qui vous met dans des états pareils ? Sur quel film n’arrivez-vous pas à vous accorder ?
LE PREMIER DISCIPLE. Sur Eve de Mankiewicz, maître.
LE MAITRE. Diable ! Je ne pensais pas qu’une œuvre aussi incontestable donnerait lieu à un débat si passionné !
LE PREMIER DISCIPLE. Je suis bien d’accord avec vous ! Pour moi, c’est tout simplement une œuvre magistrale !
LE DEUXIEME DISCIPLE. Je ne prétends pas que le film ne possède pas certaines qualités mais j’estime que ce ne sont pas des qualités cinématographiques : elles sont purement littéraires. On peut prendre du plaisir à l’intrigue et aux dialogues diablement bien ficelés mais je ne trouve pas que ce soit du cinéma…
LE PREMIER DISCIPLE. Vous voyez, maître ! Il est possédé ! Pas du cinéma ! Il suffit de regarder la merveilleuse séquence d’ouverture pour saisir le génie de Mankiewicz. Une voix-off, une présentation piquante de tous les protagonistes de l’histoire et une structure en flash-back à trois voix ! Si ce n’est pas du cinéma !
LE DEUXIEME DISCIPLE. Ben non ! Aussi brillant cela soit-il, je trouve que cela ressort du scénario. Pour moi, Eve est avant tout une pièce de théâtre filmée…
LE PREMIER DISCIPLE. Mais enfin, ce personnage de midinette arriviste est passionnant. Le regard de Mankiewicz sur le milieu théâtral est acerbe et acide à souhait. Sa satire est percutante de bout en bout ! Les personnages sont fabuleux (Ah ! Bette Davis en star vieillissante, l’immense George Sanders en critique impitoyable…)…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Oui, mais ce que tu décris, ce sont uniquement les thèmes du film, des vues purement littéraires…
LE PREMIER DISCIPLE. Mais non ! Non ! Non…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Si ! Si ! Si !
LE MAITRE. Bien ! Je vois que nous tournons en rond et que le problème soulevé une fois de plus est celui de la mise en scène. Je crois que nous nous sommes suffisamment entendus tous les trois pour savoir que la réussite d’un film n’a rien à voir avec son « histoire », son scénario mais bel et bien avec la manière dont un artiste arrive à donner une forme cinématographique à son univers, à imposer un style…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Exactement ! Pour moi, Mankiewicz se contente de son scénario (un modèle d’intelligence, certes ; mais il ne fait preuve d’aucun style !
LE PREMIER DISCIPLE. Oh !
LE DEUXIEME DISCIPLE. Mais si ! Vous n’irez pas prétendre que c’est Orson Welles !
LE MAITRE. Je crois effectivement que c’est ce point qui constitue le nœud gordien de notre désaccord et qu’il convient d’analyser. (Au deuxième disciple). Connais-tu cette phrase de Paul Nougé qui dit « les fausses transparences abusent votre œil distrait » ?
LE DEUXIEME DISCIPLE. Non, mais…
LE MAITRE. Il ne s’agit pas ici de remettre en question le génie incontestable de Welles mais penses-tu sincèrement qu’une mise en scène n’existe que lorsqu’elle est voyante ?
LE DEUXIEME DISCIPLE. Pas seulement mais il me semble que le cadre et le montage doivent être plus expressifs que ça, que les mouvements de caméra pourraient être plus inventifs…Sinon, ça reste du théâtre filmé…
LE PREMIER DISCIPLE. Mais enfin ! Le film parle du monde du théâtre, il me semble donc logique qu’il ait, parfois, des allures un peu théâtrales…
LE MAITRE. Ce que tu dis est très juste dans la mesure où la mise en scène me semble, avant tout, une adéquation entre la forme du film et son fond. Mankiewicz parle des milieux théâtraux, fustige ironiquement l’arrivisme et les coups de griffes qui sont légions dans cet univers. Evite-t-il pour autant de prendre des partis pris cinématographiques ? Je ne le pense pas ! Regarde par exemple cette manière qu’il a d’éviter de filmer les représentations des pièces tout en filmant la vie comme une scène de théâtre en dirigeant les acteurs de manière à ce qu’ils sur-jouent (Bette Davis, Sanders) ou sous-jouent (Anne Baxter, merveilleuse de dévouement et d’abnégation jusqu’au moment où elle montre ses crocs) légèrement. Même si la matière reste théâtrale, même si le film reste très narratif, c’est quand même de la pure mise en scène de cinéma. Je pense encore à ce moment extraordinaire où Eve demande à sa protectrice d’intercéder auprès d’un producteur pour qu’elle puisse obtenir le statut de doublure de Margot la star. Intervenant pendant une soirée qui tourne à la débâcle (la maîtresse de maison déprime, s’engueule avec tout le monde et se saoule), Eve arrive néanmoins à insister alors que le vent semble tourner en sa défaveur. Mankiewicz isole le temps d’un plan moyen très bref son héroïne qui pour la première fois révèle un visage beaucoup plus dur et déterminé. A travers ce plan fugitif et totalement cinématographique (cette émotion n’aurait pas pu être captée de la même manière sur les planches), le cinéaste dévoile la nature profonde de son personnage. La scène n’a rien de révolutionnaire d’un point de vue découpage mais elle témoigne d’une maîtrise de la grammaire classique du cinéma qui n’a rien à voir avec le théâtre filmé…
LE DEUXIEME DISCIPLE. Hum ! Je ne veux pas me disputer avec vous toute la nuit mais j’aimerais néanmoins vous poser une question : pourquoi, à ce moment-là, vous montrez si sévère avec les « classiques » du cinéma français, que ce soit Autant-Lara, Carné ou Clair ?
LE MAITRE. Parce que chez ces gens que tu cites, la forme est cette fois complètement anecdotique, totalement soumise au fond. Outre que ce fond se limite souvent à un enfilage de bons mots et d’aphorisme d’auteur, l’indigence formelle empêche souvent une réelle incarnation des personnages. La mise en scène, je dirais que c’est avant tout une capacité d’incarnation, une manière de faire oublier les schémas scénaristiques même lorsqu’on tourne un film très narratif. C’est ce qui distingue selon moi un grand classique comme Mankiewicz…
LE PREMIER DISCIPLE. …Qui a quand même tourné un des plus beaux films de tous les temps, à savoir L’aventure de Madame Muir…
LE MAITRE….Des cinéastes académiques pour qui le plan n’est qu’une pure illustration d’une scène dialoguée. Je vous propose de nous arrêter là, d’autant plus que l’aimable hôte qui nous accueille sur son site risque de prolonger cette théorie en nous parlant très prochainement de Bergman. Mais il est certain que le débat est loin d’être clos…
(à suivre)