Les premiers mots d'Hitchcock
Chantage (1929) d’Alfred Hitchcock
Alors que Canal Cinéma consacre une monumentale rétrospective au « roi du suspense » (un film tous les vendredis jusqu’à fin juin 2007 !) ; TPS ne souhaitait sans doute pas être en reste et programme également, en ce mois de novembre, un cycle Hitchcock. Du coup, un film comme Jeune et innocent va se voir diffuser sur deux chaînes différentes à deux jours d’intervalle ! Nous n’allons pas nous plaindre mais les stratégies de ces chaînes laissent un peu perplexe surtout lorsqu’on songe au nombre de cinéastes qui n’ont pas les honneurs de voir leurs œuvres programmées. Passons.
Si Chantage demeure une curiosité historique pour le hitchcockophile pratiquant, c’est qu’il s’agit de son premier film parlant. La première séquence (l’arrestation d’un malfrat par Scotland Yard) est d’ailleurs totalement muette et conserve cette esthétique du cinéma primitif. La maîtrise du cinéaste est déjà parfaite : le jeu sur les entrées de champ, l’utilisation de l’espace, la manière de mettre en valeur les objets (le revolver sur la table de nuit) et de construire l’action autour de trouvailles visuelles (les policiers qui se reflètent dans un miroir) témoignent de sa virtuosité.
D’une certaine manière, ce film donnerait raison à ceux qui ont vu l’arrivée du parlant comme une régression pour le cinéma. A son apogée, le muet avait déjà tout inventé visuellement et les cinéastes avaient acquis une maestria inégalée quant à l’utilisation de toutes les subtilités de la grammaire cinématographique. Avec le parlant, cet art jeune est soudain rattrapé par la parole et par le théâtre. Il devient autre chose.
Chantage témoigne assez bien de cette ambiguïté. Si certains passages sont assez éblouissants (la séquence du meurtre dans l’atelier du peintre, la poursuite finale au British Museum), d’autres sont étrangement statiques et se réduisent à du théâtre filmé (j’oubliais de dire que le film est, effectivement, tiré d’une pièce).
Fiancée avec un détective, une jeune femme frivole et coquette se laisse convaincre par un peintre de l’accompagner chez lui. Ce dernier tente d’abuser de la biquette qui ne se laisse pas faire et lui plante un couteau dans le corps. Elle oublie ses gants sur les lieux du crime et son fiancé en découvre un. Malheureusement, une petite frappe a trouvé l’autre et fait chanter le couple…
La construction du film reste théâtrale (on peut aisément délimiter les cinq actes du récit : 1-L’arrestation d’un malfrat par la police, 2-Alice chez le peintre, 3-Le retour à la maison après le meurtre et le petit déjeuner lourd de menaces, 4- Le chantage, 5-Le dénouement (que je ne vous dévoilerai pas)) mais le génie d’Hitchcock permet de transcender ce cadre un brin rigide pour nous proposer un découpage purement cinématographique. Outre la très belle séquence qui ouvre le film, on retiendra de belles trouvailles visuelles (les publicités qui renvoient à Alice l’image de son crime) ou sonores (un très beau raccord sur un cri d’Alice qui se superpose au cri de la logeuse qui découvre le cadavre).
Mais le parlant semble quand même gêner Hitchcock qui ne parvient pas toujours à se débarrasser d’un certain statisme plan-plan.
L’œuvre reste néanmoins intéressante parce qu’elle parvient à briser les stéréotypes dans lesquels sont taillés les personnages. Le maître-chanteur est un sale type mais ce n’est pas un criminel et il est poursuivi comme tel (innocent ou coupable ?). Quant à Alice, elle est à la fois coupable d’un meurtre mais « innocente » car en légitime défense. Les choses sont néanmoins encore plus troublées par le fait qu’Hitchcock « érotise » au maximum son héroïne qu’il filme en tenue légère et en froufrous. Chez lui, dès cette époque, la femme est « coupable » d’allumer les plus torturants désirs chez les hommes. C’est en cela qu’on peut dire que Chantage, malgré son caractère mineur et parfois un peu maladroit, est déjà totalement hitchcockien…