In girum imus nocte et consumimur igni (1978) de Guy Debord

 

 

Paradoxe : Debord qui toute sa vie a refusé de faire « œuvre » (« Ainsi donc, au lieu d’ajouter un film à des milliers de films quelconques, je préfère exposer ici pourquoi je ne ferai rien de tel. ») signe avec In girum imus nocte et consumimur igni le plus beau texte littéraire de la seconde moitié du 20ème siècle. Ca a été déjà dit mais il y a du Chateaubriand ou du cardinal de Retz (dont on peut voir une image) dans cette écriture magistrale, dans cet admirable style classique. Pourtant, il ne faudrait pas réduire l’œuvre à sa seule beauté esthétique comme le faisait il y a quelques temps un critique-nain du Masque et la plume (louant les qualités lyriques et formelles du film pour mieux réfuter les théories de Debord). Cette œuvre-phare combine à la fois la perfection stylistique d’un véritable écrivain et d’un véritable cinéaste (encore une fois, le montage du film est assez exceptionnel même si Debord n’a quasiment tourné aucune image) tout en marquant une sorte d’apogée de la réflexion du théoricien et du stratège hors-pair qu’il fût.

 

 

Comme tous ses films, celui-ci se présente d’abord comme un montage d’images préexistantes sur lesquelles Debord lit un commentaire sans véritable lien apparent avec ce qui est montré à l’écran. Dans un premier temps, les images sont la plupart du temps fixes :  photos publicitaires, images dérisoires de propagande pour le bonheur aseptisé du confort moderne (le couple souriant et ses deux petites têtes blondes) ; tandis que l’auteur prend violemment à parti le spectateur de cinéma et ses misérables conditions d’existence (« Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses malsaines et lugubres ; mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût, mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées ; continuellement et mesquinement surveillés, entretenus dans l’analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres Ils sont transplantés loin de leurs provinces et de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles. Ils meurent par série sur les routes, à chaque épidémie de grippe, à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments, à chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d’un décor dont ils essuient les plâtres. » Notez que tout ceci a été écrit en 1978, lorsqu’on ne parlait pas encore de grippe aviaire, de vache folle ou de canicule meurtrière !)

Le premier mouvement est donc violemment critique, Debord poursuivant ses analyses lucides sur le développement du Spectacle et pointant partout le règne de la séparation généralisée et de la dépossession de l’individu dans tous les aspects de sa vie.

 

 

Dans le DVD des Œuvres cinématographiques complètes, ce film est suivi du dernier essai de Debord (réalisé par Brigitte Cornand) et intitulé Guy Debord, son art et son temps. Ce titre me paraît parfait et correspond, selon moi, parfaitement à la construction d’In girum…Dans un premier temps, Debord parle de l’art en général (« Guy Debord a très peu fait d’art, mais il l’a fait extrême ») et du cinéma en particulier, démontrant radicalement qu’il ne peut plus y avoir de cinéma, qu’un film ne montre rien et que les images ne sont rien d’autres qu’une « imitation insensée d’une vie insensée » ou encore que « les images existantes ne prouvent que les mensonges existants ».

L’art est mort, il s’agit donc de le dépasser. Pour se faire, Debord expose très clairement son programme : « Je ne veux rien conserver du langage de cet art périmé, sinon peut-être le contre-champ du seul monde qu’il a regardé, et un travelling sur les idées passagères d’un temps. » Après « son art », voilà « son temps » ; ce temps qui obsède Debord. Temps présent qu’il a analysé d’une manière à nulle autre comparable mais également l’idée d’écoulement du temps lorsque Debord entreprend de nous dévoiler un pan de sa « biographie » (sa jeunesse parisienne dans les années 50, l’amitié et la manière dont l’internationale situationniste est partie à l’assaut du vieux monde). C’est le second mouvement du film où les images sont plus souvent animées : longs travellings le long des canaux de Venise (cette idée de l’écoulement de l’eau, du temps…), extraits de films où Debord s’identifie à certaines figures « diaboliques » (le diable dans Les visiteurs du soir, le génial dandy-criminel Lacenaire incarné par Marcel Herrand dans les enfants du Paradis) ou joue sur la métonymie entre certaines batailles filmées par Michael Curtiz dans La charge de la brigade légère et son propre rôle de stratège dans les évènements de 68 (encore un fois sont cités Clausewitz et Gracian).

C’est aussi la partie la plus émouvante du film. Est-ce parce qu’elle est monocorde que la voix de Debord devient franchement élégiaque lorsqu’il évoque le Paris qu’il a connu (« C’était Paris, une ville qui était alors si belle que bien des gens ont préféré y être pauvres, plutôt que riches n’importe où ailleurs », « La marchandise moderne n’était pas encore venue nous montrer tout ce que l’on peut faire d’une rue. Personne, à cause des urbanistes, n’était obligé d’aller dormir au loin. On n’avait pas encore vu, par la faute du gouvernement, le ciel s’obscurcir et le beau temps disparaître, et la fausse brume de la pollution couvrir en permanence la circulation mécanique des choses, dans cette vallée de la désolation. Les arbres n’étaient pas morts étouffés ; et les étoiles n’étaient pas éteintes par le progrès de l’aliénation. Les menteurs étaient, comme toujours, au pouvoir ; mais le développement économique ne leur avait pas encore donné les moyens de mentir sur tous les sujets, ni de confirmer leurs mensonges en falsifiant le contenu effectif de toute la production. »)

Puis il revient à ses années de jeunesse, aux dérives qu’il a accomplies avec ses compagnons de beuverie (« des gens bien sincèrement prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat ») : extrait de Hurlements en faveur de Sade, photos des amis (Jorn, Wolman, Chtcheglov…) et le souvenir d’avoir été au centre des convulsions d’une époque, d’avoir été « de son temps ».

Ce retour en arrière, qui n’a rien des mémoires d’un ancien combattant, donne au film l’intensité de son lyrisme, cette profonde mélancolie qui me bouleverse totalement. Mais Debord est lucide sur son parcours : les avant-gardes n’ont qu’un temps et doivent être dépassées  d’ou sa volonté d’échapper à la célébrité et d’être célébré par le spectacle comme une sorte de gourou révolutionnaire.

 

 

In girum… est donc un retour en arrière, une manière de boucler une boucle (le « à reprendre depuis le début » final, le titre en forme de palindrome) et le récit d’un mouvement historique qui a vu vaciller les bases du monde (« Voilà comment s’est embrasée, peu à peu, une nouvelle époque d’incendies, dont aucun de ceux qui vivent en ce moment ne verra la fin : l’obéissance est morte. »).

 

 

C’est à la fois très émouvant et en même temps tellement lucide qu’on en reste pantois. C’est peu dire que Debord nous manque, ou du moins quelqu’un qui pourrait continuer à écrire des phrases aussi magnifiques que celles-ci :

« Elle est devenue ingouvernable, cette « terre gâtée », où les nouvelles souffrances se déguisent sous le nom des anciens plaisirs ; et où les gens ont si peur. Ils tournent en rond dans la nuit et ils sont consumés par le feu. Ils se réveillent effarés, et ils cherchent en tâtonnant la vie. Le bruit court que ceux qui l’expropriaient l’ont, pour comble, égarée. » 

 

 

 

 

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