Les hautes solitudes
I don’t want to sleep alone (2007) de Tsai Ming-Liang avec Lee Khang-Sheng
Comme tout grand artiste, Tsai Ming-Liang fait, finalement, toujours le même film. Et son dernier opus a beau être le fruit d’une commande passée par la ville de Vienne dans le cadre du 250ème anniversaire de Mozart ; bien malin celui qui trouvera un rapport avec le musicien (mis à part un air entendu fugitivement à la radio). Par contre, ceux qui suivent avec passion la carrière de Tsai (j’en suis), retrouveront tout ce qui fait l’essence de son cinéma : mise en scène épurée (que des plans fixes et généralement assez longs), cadre rigoureux, personnages mutiques (si plus de dix phrases sont échangées au cours du film, c’est bien le bout du monde) et accablés par la solitude…Les détracteurs du cinéaste trouveront que cet univers commence à devenir système et que tout cela n’est que redites. On peut détester l’œuvre picturale de Mondrian mais il est difficile de nier que c’est pourtant un véritable créateur de formes. Idem pour Tsai.
Dans I don’t want to sleep alone, le cinéaste quitte Taiwan pour retrouver son pays natal : la Malaisie. Laissé pour mort dans la rue par une bande de truands locaux, un jeune chinois est recueilli par une bande de travailleurs immigrés. L’un d’entre eux s’occupe particulièrement de lui et nous sentons chez ce dévoué soignant naître un désir pour ce corps meurtri. Parallèlement, une jeune chinoise travaille dans un restaurant et s’occupe également de celui qu’on suppose le fils de la patronne, un jeune homme dans le coma. Ces deux hommes blessés sont d’ailleurs interprétés par le même Lee Khang-Sheng, l’acteur fétiche de Tsai.
Je disais il y a quelques temps à propos de Still life que le film de Jia Zhang-Ke m’intéressait mais ne me touchait pas alors que ceux de Tsai Ming-Liang, aussi taiseux et lents, me bouleversaient. En voyant I don’t want to sleep alone (qui n’est pourtant pas son meilleur film), j’ai eu le sentiment que ce qui faisait la différence, c’était la circulation du désir. Vous me direz que les styles des cinéastes sont quasiment opposés (au formalisme de Tsai s’oppose le regard rossellinien de Jia) mais je trouve que dans Still life, la quête amoureuse n’est pas habitée, qu’il n’y a plus de désir chez cet homme qui recherche sa femme. A l’inverse, il n’y a que du désir chez Tsai et si son cinéma me bouleverse tant, c’est qu’il montre de façon implacable son inassouvissement. A l’heure où les technologies promettent (ô le beau mensonge doré !) la fluidité totale de la communication, la transparence totale, les relations amoureuses et amicales favorisées, la simultanéité des contacts (MSN, portables…) ; Tsai montre que la véritable nature de l’individu contemporain, c’est la solitude et la frustration. Comme tous ses films, I don’t want to sleep alone est construit autour de trajectoires parallèles où les individus vaquent solitairement, se regardent de biais, s’observent par les fentes d’un parquet, se heurtent et se touchent de façon névrotique (la masturbation comme motif récurrent) mais se montrent incapables de caresses amoureuses, de partager de tendres moments. Pour une fois, le cinéaste filme pourtant un couple qui s’embrasse et s’apprête à faire l’amour. La scène est très belle et d’un burlesque glacial puisque une fumée épaisse ne cesse de faire tousser les amants et les empêche d’aller au bout de leur désir. Le moment résume parfaitement la teneur de ce film et de son univers : quelque chose qui flirte avec une sorte de fantastique (de surnaturalisme serait peut-être plus exact) et que rend très bien un décor fantasmagorique (très beaux plans, tirés au cordeau, de bâtiments inachevés et désaffectés) mais qui sait rester à l’écoute de la rumeur du monde. Les quelques mots que le spectateur entend proviennent souvent d’émissions de télévision ou de la radio. C’est par un flash d’information que l’on apprend que les fumées qui envahissent soudainement la Malaisie proviennent d’Indonésie. Aux pluies diluviennes de The Hole, qui donnaient des airs d’apocalypse aux premiers jours de l’an 2000, s’est substituée une brume épaisse qui étouffe les désirs et offre au regard une humanité solitaire et désespérément confinée derrière ses masques à gaz.
Aux thèmes de l’incommunicabilité, de la solitude et de la frustration s’ajoute ici celui du déracinement. Le personnage principal évolue ici dans un pays qu’il ne connaît pas et le cinéaste métaphorise ce handicap en faisant de lui un corps dépendant de celui (ou celle) qui le soigne. Si les personnages ne « veulent pas dormir seuls » (comme le suggère le titre), c’est à la fois pour combler un manque affectif mais également parce qu’ils ont besoin de l’autre pour survivre. Au cœur du désastre, il y a pour la première fois peut-être chez Tsai (qui est un cinéaste d’une noirceur absolue, même si son œuvre n’est pas dénuée d’un humour glacial) une volonté chez ses personnages de se raccrocher les uns aux autres. A ce titre, le dernier plan du film est sans doute ce que j’ai vu de plus beau cette année au cinéma puisqu’au milieu d’un océan de tristesse et de solitude, il semble qu’il existe encore la possibilité d’une île (comme dirait l’autre), d’un espace ou vivre ensemble.
La suite nous dira si l’œuvre future du cinéaste ira dans cette direction…