La domination féminine
Naissance des pieuvres (2007) de Céline Sciamma avec Pauline Acquart, Louise Blanchère, Adèle Henel
A priori, rien de nouveau sous le soleil. Naissance des pieuvres se présente comme une de ces chroniques intimistes qu’affectionne particulièrement le cinéma français. La cinéaste décrit avec minutie les états d’âme de trois jeunes adolescentes confrontées à leurs corps, à leurs désirs et à la sexualité. Pourtant, certains détails nous mettent la puce à l’oreille. Que l’univers du film soit, par exemple, totalement débarrassé de la présence des adultes. Le spectateur se dit alors que ce n’est pas le côté « sociologique » (un film sur la « jeunesse » d’aujourd’hui) de la chose qui intéresse Sciamma et c’est une bonne nouvelle. De la même manière, on appréciera que les personnages n’aient jamais recours au téléphone portable, ce fléau des temps modernes, et qu’ils aient recours à des stratagèmes hors d’âge pour sortir et voir leurs petits amis (demander à la copine de passer à la maison et de faire le planton pendant que le couple batifole). Naissance des pieuvres n’hésite donc pas à rompre avec le naturalisme pour présenter une vision stylisée du monde dont la métaphore (très bonne idée) serait la piscine.
C’est effectivement au cours d’un gala de natation synchronisée que Marie, la jeune héroïne du film, développe une fascination irrésistible pour cette discipline et ses rites. Elle s’attache à Floriane, une nageuse plantureuse dont toutes les filles sont jalouses (on la considère comme la « salope » du groupe, comme celle qui couche avec tout le monde) et s’éloigne de la fidèle Anne, dotée a contrario d’un physique plus ingrat…
La première partie du film frappe par sa justesse et Céline Sciamma déroule habilement le fil de sa métaphore en montrant cette piscine et ses vestiaires comme le lieu où entrent en conflit l’individu et le groupe. Le passage de l’adolescence est ce moment où il faut intégrer les normes du groupe et synchroniser ses mouvements à ceux des autres. La cinéaste filme parfaitement bien ces corps engoncés dans leurs imperfections (le moment où Anne se fait surprendre nue par un garçon), et la difficulté de les assumer sous les regards des autres ou, inversement, l’arrogance et les privilèges que confèrent la beauté (Floriane et ses regards hautains sur un monde dont elle sait être le centre) dans cette univers.
Ce monde de la natation est un univers violemment normatif (c’est notre monde !), comme le prouve cette scène absolument glaçante (peut-être une des plus fortes du film) où l’entraîneuse de l’équipe « inspecte » les aisselles des nageuses et repère le moindre poil qui dépasse en réprimandant la fautive. Rien de plus caractéristique de ce délire hygiéniste qui caractérise notre époque et il y aurait long à écrire sur cette phobie du poil qui la caractérise, comme si cette dernière trace du vivant était le plus grand crime envisageable (Pascal Thomas dans son délicieux et résistant Le grand appartement l’avait fort bien compris et avait, à juste titre, interdit à Laetitia Casta de s’épiler sous les bras…)
Comme dans le récent Douches froides de Cordier, la cinéaste force l’intérêt par la manière qu’elle a d’inscrire ces corps juvéniles dans le cadre et de les faire exister à l’écran.
Mais une fois les personnages présentés, il faut en faire quelque chose et c’est là, à mon sens, que le bât blesse. Car au milieu du film (j’ai regardé ma montre parce que la rupture est manifeste), il se produit une cassure où un discours sous-jacent vient malheureusement enrober la réalité de ces corps.
Ce moment, vous me pardonnerez de le déflorer (« l’histoire » n’est pas ce qui importe le plus dans ce film), c’est celui où la belle Floriane avoue justement à Marie qu’elle ne l’a jamais été (déflorée !). En faisant cette révélation, ce beau personnage hautain et dédaigneux devient soudain une « victime ». En fait, la belle est pure et vierge mais si tout le monde la prend pour la «Marie-couche-toi-là » du club, c’est parce que son physique avantageux amène tout le monde à le penser et attire tous les regards. Les coupables, sont donc, bien entendu, les hommes qui gravitent autour d’elle comme les guêpes autour d’un pot de miel !
Le film, qui jusqu’à présent se focalisait assez justement sur une réalité précise, dévie finalement vers l’acceptation de ce monde et de sa nouvelle donne : féminisation à outrance (je disais que les adultes étaient évincés mais c’est la même chose des garçons), disparition du sexuel (nous allons y venir) et victimisation outrancière.
Alors que Floriane a pour elle la beauté, qui est l’arme la plus absolue pour réussir dans les affaires du monde aujourd’hui et le plus grand vecteur d’inégalités, la réalisatrice a le culot d’en faire une victime de tous ces sales bonhommes qui veulent jouir de ladite beauté (voir la scène la plus ratée du film, celle où les deux lolitas –mange Google, mange !- éconduisent et punissent un « vieux » (au moins la trentaine !) dragueur Soralien à la sortie d’une boite de nuit).
Floriane est donc la victime désignée du regard que portent sur elle les hommes. Et pour être conforme à cette image, elle désire perdre sa virginité avant de coucher avec le garçon avec qui elle flirte. Et c’est là que le film déploie son discours qui, à mon sens, est le plus antipathique ; lorsque la jeune fille, après avoir fait une croix sur le plan « mon premier sera un vieux rencontré en boite » décide de confier cette délicate tâche à…Marie, son amie.
Outre que la scène est, là encore, assez ratée (qu’on songe, par comparaison, au fameux « fondu au rouge » des Deux anglaises et le continent de Truffaut ou à 36 fillette de Breillat : y a pas photo !), c’est ce qu’elle sous-tend qui effraie : dans notre monde matriarcal, la violence et l’altérité qui naissent de l’acte sexuel peuvent être évincées au profit d’un « petit arrangement entre copines » ne prêtant plus à conséquence.
Bien sûr, les choses sont plus compliquées que ça et Céline Sciamma a le talent d’être plus nuancée (son film est intéressant, je le répète). Cette histoire entre Marie et Floriane peut aussi se lire comme le récit d’une « amitié particulière » à quoi je n’ai rien à reprocher.
Mais on ne m’ôtera pas de la tête qu’il s’agit, dans Naissance des pieuvres, d’en découdre avec le sexuel (en tant qu’il différencie l’homme et la femme) et les hommes qui en sont porteurs. [a]
Pour conclure, nous dirons donc que Naissance des pieuvres est un film juste, au deux sens du terme. Juste dans la manière qu’il a de présenter un monde odieusement normatif et prophylactique. Juste dans la manière dont la cinéaste parvient à donner naissance à de jeunes corps et dans la manière qu’ont les trois actrices (parfaites sans exception et étonnamment justes) de les incarner à l’écran.
Juste par contre dans les limites que la mise en scène ne parvient pas à transcender : limites d’un discours sous-jacent assez convenu, limites d’un film qui ne parvient pas à s’élever au-dessus de notre époque et qui finalement semble accepter ses contours de plus en plus fuyants, à l’image de ces deux gamines flottant à la surface d’un grand bain amniotique final.
Ces trois gamines et leur désir de régression sont le monde d’aujourd’hui : infantile, débarrassé du sexuel et outrageusement « féminin ».
Pas sûr qu’il faille s’en réjouir…
[a] On va dire que j’ergote pour des détails mais il est intéressant de voir comment la cinéaste « déshabille » ses actrices. A celle dont le physique est un peu plus ingrat que les deux autres (tout est relatif), elle offre quelques scènes de nu comme si c’était un droit : puisque vous ne la regarderiez pas en temps normal, je vous « force » à la contempler. C’est presque une mesure anti-discriminatoire (tout comme elle aura droit à une scène d’amour physique). Par contre, les deux autres sont plus jolies et il n’est donc pas question de révéler une seule parcelle de leur nudité : manquerait plus que des « vieux porcs » (c’est ainsi qu’est traité notre dragueur Soralien !) viennent jouir de ce spectacle !