La bataille des sexes
Préparez vos mouchoirs (1978) de Bertrand Blier avec Gérard Depardieu, Patrick Dewaere, Carole Laure, Michel Serrault, Riton
Comparé aux grands succès publics de Blier (Les valseuses, Tenue de soirée, Trop belle pour toi…), Préparez vos mouchoirs est un film qui fut peu vu et qui reste aujourd’hui encore assez peu connu. Pourtant, ceux qui l’ont vu en gardent généralement un souvenir assez fort. La preuve ? Lorsque je lançais sur ce blog une mémorable enquête sur les films les plus « érotiques » de l’histoire du cinéma, plusieurs de mes lecteurs citèrent la fameuse scène de ce film où le très jeune Riton (13 ans) profitait du sommeil de Carole Laure pour regarder ce qui se cachait sous sa chemise de nuit. Après s’être éveillée et avoir réprimandé le jeune voyeur, la belle finissait, après d’âpres négociations, par ôter ladite chemise de nuit sous le regard ébahi (on le serait à moins !) du gamin.
En revoyant cette (très belle) séquence, sans doute l’une des plus érotiques de toute l’œuvre de Blier, je me demandais si elle serait envisageable de nos jours (rien de moins sûr !) où le libéralisme décomplexé de façade cache une pudibonderie sans nom et une haine de tout ce qui peut troubler. Pourtant, cette scène résume parfaitement ce que reste encore aujourd’hui Préparez vos mouchoirs : un film aussi doux que grinçant, aussi tendre que troublant. Mais reprenons depuis le début…
Après le coup de poing à la figure que fut les valseuses, Blier retrouve son tandem de choc Depardieu/Dewaere. Jean-Claude et Pierrot ont laissé place à Raoul et Stéphane et la provocation a disparu même si le point de départ du film peut surprendre. Raoul n’arrive plus à distraire Solange (Carole Laure), ni même à la faire sourire. Prétextant qu’ils sont « modernes », il lui propose un autre homme, quelqu’un qui permettra de rompre la monotonie du train-train quotidien. Il aborde donc Stéphane (P.Dewaere) avec qui il va désormais partager la belle et sympathiser…
Deux hommes, une femme : voilà donc reformé le trio cher à Blier. Mais le ton a changé : l’euphorie sexuelle des valseuses n’a plus cours et c’est désormais le désarroi des hommes qui domine face à cette étrange créature appelée « femme ». Raoul et Stéphane sont incapables de comprendre Solange qui, de son côté, n’a qu’un désir : avoir un enfant. Mine de rien, et sans vouloir rejouer les Muray de comptoir, Blier décrit ici avec une lucidité assez incroyable l’évolution des rapports hommes/femmes que nous connaissons actuellement. Les cuistres lui ont souvent reproché sa « misogynie » et ne lui ont jamais pardonné son Calmos où des hordes de femelles poursuivaient de pauvres hommes ayant déserté le champ de bataille conjugal pour vivre paisibles entre eux. Je rêve de voir ce film car j’ai l’impression que sous les traits de la grosse farce gauloise, Blier traite de la féminisation de notre monde. C’est en tout cas ce que montre aussi Préparez vos mouchoirs : désarroi de l’homme moderne devant la femme (penser à revoir aussi les films de Ferreri), infantilisation galopante qui se traduit par un unique désir de maternité et la fin du sexuel [①](Solange, après avoir infantilisé ses amants- en leur tricotant des pull-overs- finie par avoir son enfant avec un gamin : la boucle est bouclée !).
Ce constat, Blier ne le fait sans aucune agressivité mais non sans une certaine amertume lorsque ses deux costauds finissent dans la peau de victimes à la fin. Et son film s’avère assez finement mené pour nous amener à nous interroger sur la « bataille des sexes », sur ces désirs qui divergent et qui font naître tant de malentendus (au désir de protection de Raoul, à son éloge de la fragilité et de la beauté de la Femme s’oppose la réflexion de Stéphane : « je me demande si elle ne serait pas un tout petit peu con ? »)
Comme toujours chez Blier, le film est très théâtral, très écrit et plein de « bons mots ». Pourtant, ce qui me gêne énormément dans le cinéma français de « qualité » ne me dérange pas ici car le cinéaste parvient, par de subtils glissements de mise en scène, à prendre de vitesse la domination écrasante du scénario (j’aime énormément cette scène, presque onirique, où Carole Laure rejoint Riton une nuit au pensionnat et l’embrasse amoureusement devant un dortoir pantois). Il ne franchit pas encore la ligne en rompant carrément avec le réalisme comme dans Buffet froid ou Notre histoire mais déjà pointe son sens de l’insolite et du décalage.
Par ailleurs, Préparez vos mouchoirs est un film fort drôle, réservant de grands moments de comédie (il faut voir Depardieu écouter un disque de Mozart en mangeant et lancer à la cantonade : « ‘Tain, le mec à la clarinette, c’est pas un manchot ! » ou l’arrivée intempestive du voisin Serrault (« toi tu vas taire ta gueule et écouter Mozart avec nous ! ») après une splendide digression sur le grand compositeur autrichien).
Ajoutez à cela une interprétation en tout point remarquable et vous obtenez un de ces films sans grande renommée pour lesquels on garde une grande tendresse coupable et qu’on aime à revoir régulièrement…
[①] « [la libération sexuelle] n’a servi qu’à faire monter en puissance le pouvoir féminin et à révéler ce que personne au fond n’ignorait (notamment grâce aux romans du passé), à savoir que la plupart des femmes ne voulaient pas du sexuel, n’en avaient jamais voulu, mais qu’elles en voulaient dès lors que le sexuel devenait objet d’exhibition, donc de social, donc d’anti-sexuel. Nous en sommes à ce stade. Dans une société maternifiée à mort (et où, pour être bien vu, il faut toujours continuer à radoter que le féminin n’a pas sa place, est persécuté, écrasé, etc.), l’exhibitionnisme, où triomphent les jouissances prégénitales, devient l’arme fatale employée contre le sexuel, je veux dire le sexuel en tant que division ou différence des sexes (qualifiée de source d’inégalités et d’asymétries), et en tant que vie privée. » P.Muray Modernes contre modernes
Cette citation me paraît parfaitement convenir au personnage de Solange, boudeuse moderne indifférente à ses différents partenaires sexuels.