Le goût du saké (1962) de Yasujiro Ozu avec Chishu Ryu, Mariko Okada

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Il y eut une époque (il y a fort longtemps) où l'on pouvait voir parfois des films d'Ozu à la télévision. C'est ainsi que j'ai pu découvrir quelques classiques (Le voyage à Tokyo) et me familiariser un peu avec l’œuvre du maître japonais. Puis, curieusement, ses films me sont devenus quasiment invisibles (j'avoue n'avoir pas prospecté du côté des DVD) et je n'en ai pas vu un seul en près de 15 ans !

 

Et pourtant, dès les premières minutes du Goût du saké, son ultime chef-d’œuvre, je me suis retrouvé en terrain familier. Dès les premiers instants, je me suis retrouvé happé par la lumineuse évidence de ces plans géométriques filmés à hauteur de tatami et dont la musicalité saute immédiatement aux yeux. Entre ces séquences tournées dans des appartements japonais où chaque embrasure de porte coulissante offre des lignes fortes pour la composition du plan et ces « respirations » où Ozu filme des éléments du décor urbain (cheminées d'usines, enseignes de bars...) ; le spectateur est invité à entrer dans un univers feutré où la rigueur géométrique de la mise en scène sert d'écrin à un récit doux-amer à la fois amusé et terriblement mélancolique.

 

Comme toujours chez Ozu, il est question de familles et de mariages. Expert comptable et veuf, Hirayama compte sur sa fille Michiko pour veiller sur lui. Un ami lui recommande néanmoins de ne pas trop tarder à la marier, afin qu'elle ne gâche pas sa vie à s'occuper de son père et de son jeune frère (l’aîné étant déjà marié et parti). Lorsque Hirayama retrouvera, le temps d'une soirée très alcoolisée, un vieux professeur qui lui avouera regretter d'avoir gardé son unique fille auprès de lui après la mort de sa femme ; il décidera de faire passer le bonheur de Michiko avant tout...

 

Ce qui frappe d'emblée dans Le goût du saké, c'est cette manière qu'a le cinéaste d'ancrer son récit au cœur même de la société japonaise et ses évolutions. Hirayama (qui fut commandant pour la marine pendant la guerre) représente un monde ancien, un monde où les femmes n'avaient pas leur place (sinon obéir à leurs pères puis à leurs époux) et où les hommes se retrouvaient entre eux pour boire des coups. En voyant grandir ses enfants, Hirayama constate que ce monde est en train de changer : Michiko a toujours le sens de la famille mais elle ne se laisse pas dominer. Quant à son fils aîné et son épouse (la sublime Mariko Okada qui deviendra la muse de Yoshida), ils témoignent également d'une certaine évolution vers le « confort » moderne qui s'accompagne d'un certain égoïsme (la cellule familiale passe désormais après toute chose) et d'une fuite en avant un peu absurde dans la consommation à tout crin. Ozu se garde bien de juger ses personnages : il les observe avec beaucoup d'empathie, parfois un peu d'ironie (le vieux professeur ivre mort et un poil pathétique) et beaucoup de tendresse.

 

Mais ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est la manière dont Ozu, sans jamais s'éloigner du sillon qu'il creuse inlassablement avec ce style épuré si caractéristique, parvient à toucher à l'universel. Car il faut le dire de manière sans doute un peu maladroite : Le goût du saké est un film bouleversant. Tout ce qui pourrait nous éloigner de ces personnages (le temps – nous sommes au début des années 60-, le lieu – le Japon-, le contexte social...) est transcendé de manière à toucher des sentiments universels : la fuite du temps, la peur de vieillir, la solitude, l'amour filial, etc.

Même lorsqu'il le filme de manière quotidienne et triviale (les cuites récurrentes de ces verts vieillards), il parvient à grandir l'Homme et à approcher au plus près des émotions les plus intenses.

C'est peu dire que les larmes viennent aux yeux lorsque Hirayama parvient à marier sa fille mais se retrouve seul, face à lui-même et à une mort qui viendra sûrement trop vite.

 

Le cinéma d'Ozu est à la fois d'une beauté plastique époustouflante et d'une limpidité immédiate, qui ne s'adresse pas à l'intellect mais à des émotions que tout un chacun peut partager. D'un point de vue esthétique, chaque plan est une merveille et le cinéaste va jusqu'à prendre soin du plus petit détail, à l'image de ce bout de seau (bleu) qu'on voit dans un plan récurrent de couloir (celui qui mène à l'appartement de l'aîné) et qui devient, une fois passé dans l'appartement du couple, un seau jaune placé dans l'autre angle du plan. Vous me direz que ce n'est qu'un détail insignifiant mais tout le film est à l'avenant : Ozu joue sur les rimes visuelles, les plans en miroirs, les rappels de couleurs (de ce point de vue, Le goût du saké est aussi une splendeur et on admirera la manière dont le réalisateur joue parfaitement avec la palette chromatique chère à Mondrian) et d'objets.

C'est à la fois magnifique mais ce n'est jamais maniérée ou formaliste. Et c'est là que se tient la grandeur du cinéaste : si la mise en scène reste un élément primordiale (le cinéma est un art), elle n'est pas une fin mais un moyen pour aller au plus profond des sentiments, au cœur même de la pâte humaine.

 

Comme lorsqu'on se trouve devant certains chefs-d’œuvre, Le goût du saké rend dérisoire tout ce qui sort en ce moment sur nos écrans. Comment pouvoir s'intéresser plus de cinq secondes aux derniers navets des Wachowski ou de Michaël Bay alors qu'il reste tant de films d'Ozu à découvrir ? Il suffit aussi de songer que cet art survivra à toutes les modes, à la foire d'empoigne de l'actualité.

Un film pareil n'est pas un film qui vient après un autre mais il est beaucoup plus que ça : il permet de garder un (minuscule et donc énorme!) espoir dans le genre humain...

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