Face à la caméra...
25 Cinématons de cinéastes célèbres (1980-1992) de Gérard Courant avec Jean-Luc Godard, Manoel de Oliveira, Wim Wenders, Maurice Pialat, Samuel Fuller, Terry Gilliam, Marco Bellocchio, Nagisa Oshima…
Mes amis cinéphiles qui aiment le football vont sans doute me trouver très, très snob mais je ne connais pas de plaisir plus exquis et d’antidote plus parfait aux braillements chauvins et autres coups de klaxons des veaux en rut après la victoire de leur équipe favorite que de regarder un film muet. Quel bonheur que d’échapper au brouhaha, aux cris de la foule en liesse pour se plonger dans les bienfaits du silence et d’un cinéma « primitif » qui se contente de redécouvrir le plus grand mystère du monde : celui du visage humain.
Cinématon, « le film le plus long » (plus de 150 heures à ce jour) est sans doute l’œuvre la plus connue de Gérard Courant, celle qui a suscité le plus de glose tant est patente l’originalité de ce projet démentiel.
Le nom de Warhol apparaît souvent au détour des papiers lorsqu’il s’agit de trouver un point de référence à cette oeuvre. Effectivement, en lieu et place du fameux « quart d’heure de célébrité » du pape du pop art, Courant offre à des individus, connus ou pas, de se faire « tirer le portrait » pendant 3 minutes et 20 secondes. Cette durée correspond au temps d’une chargeur de Super 8 (on ne trompettera jamais assez la beauté de ce format) et renoue avec la tradition des frères Lumière de filmer jusqu’à l’épuisement de la pellicule.
Le plan serra donc rapproché, fixe et muet et laissera toute liberté à « l’invité » de mettre en scène son portrait comme il l’entend.
Je serais curieux de savoir si le concept a été établi dès les premiers films car le Cinématon de Joseph Losey semble avoir été tourné pendant une interview et dépareille un peu avec une série où 24 cinéastes célèbres se trouvent réellement face-à-face avec Courant et sa caméra.
Le dispositif de l’œuvre ne prend son sens que dans la durée, lorsque le spectateur se prend à comparer les attitudes que prennent les différents invités devant la caméra. Que révèlent-ils dans ce court exercice qui semble à la fois anodin et qui doit être assez terrible ?
Certains optent pour le « naturel » et cherchent à ignorer la caméra : Godard est plongé dans des papiers et ne relève que rarement la tête tandis que Wenders a un livre à la main et change ses lunettes à double foyers pour des lunettes de soleil. D’autres l’affrontent directement pour des cinématons assez impressionnants où Margaret Von Trotta et John Berry nous fixent pendant plus de trois minutes dans les yeux. A ce moment, on en arrive à se demander qui regarde qui ? L’exercice semble assez éprouvant au point que pendant un court instant, la cinéaste allemande (la seule femme du lot) doit détourner le regard avant de le replonger dans l’œil de la caméra. Manoel de Oliveira se situe un peu entre les deux, portant son regard au loin à travers une fenêtre et tournant de temps en temps un regard inquiet vers la caméra de Courant. Quant à Carlo Lizzani, il l’utilise carrément comme miroir, et réajuste le temps de l’exercice sa chemise, ferme un bouton, se recoiffe, se tire la peau…
Devant livrer un visage nu face à la caméra, certains se « protègent » en usant d’accessoires : le cigare sied parfaitement à Bigas Luna et à Samuel Fuller, l’auteur de fourty guns parvenant d’emblée à s’offrir une stature mythique avec le barreau de chaise dans la bouche qu’il tente d’allumer pendant la durée du film. D’autres préfèrent la cigarette (Bryan Forbes), la pipe (Ettore Scola) ou le petit verre de blanc (très beau portrait de Jonas Mekas, qui apparaît vraiment comme un bête traquée et vulnérable). La grimace peut être aussi un moyen de se dissimuler mais seul Vitali Kanevski a recours à ce subterfuge.
Est-ce parce que j’ai vu une série consacrée uniquement à des metteurs en scène mais il m’a semblé que les « modèles » de ces cinématons osaient peu jouer avec leur image, la mettre en scène. Un seul ose, par exemple, quitter le champ de la caméra (c’est Tanner). Et seuls trois cinéastes ont vraiment « mis en scène » leur portrait.
Arrabal nous fait presque un petit sketch avec un tableau mouvant qui passe derrière son dos et lui qui tente en vain de réparer de petits réveils en ajoutant à chaque fois une nouvelle paire de lunettes sur son nez. En trois minutes, nous sommes totalement plongés dans l’univers surréaliste de l’auteur de Viva la muerte. Daniel Schmid a une idée lumineuse en cachant la plupart du temps son visage avec des photographies : de son visage à lui mais aussi de personnes qui ont sans doute compté dans sa vie (j’ai reconnu notamment Fassbinder, Bulle Ogier et Douglas Sirk). Là encore, en quelques minutes, le cinéaste nous amène à réfléchir sur ce qu’est l’identité : l’image d’un visage au présent ou les images que ce visage a rencontrées dans le passé ?
Dernière « mise en scène », le désopilant Cinématon de Terry Gilliam qui joue, pour le coup, avec toute les possibilités du cadre. Après un cadre vide sur Deauville, le réalisateur de Brazil traverse le champ de gauche à droite, disparaît, réapparaît par le bas du cadre, mange un billet de banque, entre dans le champ par le devant du cadre et se montre de dos (c’est le seul à le faire) avant de jouer avec une main qui ne semble plus être la sienne puisque son coude est coupé par le bord du cadre. Avec un seul plan, il fait de la grande « mise en scène ».
Outre cette obsession de la trace qui caractérise l’œuvre de Courant et qui offrira aux historiens du futur une mine inépuisable, l’intérêt de Cinématon tient également à cette dialectique entre un dispositif assez rigide (même valeur de cadre, même contrainte de temps…) et l’extrême liberté qu’il offre à la fois aux « modèles » et aux spectateurs.
Libre à chaque individu de se présenter comme il le souhaite et libre au spectateur de laisser son regard vagabonder et se concentrer sur l’imprévu, l’accident, le hasard… Pour prendre un exemple très personnel, j’ai soudain réalisé pendant le Cinématon de Nagisa Oshima (cinéaste que j’admire pourtant au plus haut point) que je ne l’avais quasiment jamais regardé, me concentrant davantage sur la profondeur de champ et les baigneurs allant et venant sur la plage de Cannes.
Que les visages filmés soient très connus ou moins, l’entreprise de Courant est totalement fascinante, inscrivant d’emblée ces visages dans un au-delà mythique.
Une œuvre qui parvient à arracher quelques bribes du présent sans pour autant épuiser les mystères du Réel, c’est tout simplement inestimable…