Eyes wide shut (1999) de Stanley Kubrick avec Tom Cruise, Nicole Kidman, Sydney Pollack

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Le cinéma de Kubrick a été l’objet d’une telle littérature qu’il est toujours un peu délicat et intimidant pour le critique dilettante de s’atteler à la tâche. Par quel côté aborder cette œuvre imposante et démesurée ?

Dans la mesure où la séance fut précédée d’une conférence du critique Michel Chion, j’ai presque envie de lui emboîter le pas et de retrouver ce qu’il y a de profondément « humain » chez celui que beaucoup considèrent comme un démiurge génial d’abord préoccupé par l’esthétique (le caractère « monumental » de ses mises en scène) et un regard visionnaire porté sur notre monde. Pourtant, comme l’exposait pertinemment Chion, même dans un film aussi ambitieux que 2001, l’Odyssée de l’espace, on trouve fréquemment des scènes qui renvoient l’être humain à ce qu’il a de plus « simple », de plus « trivial » comme lorsque les parents d’un des cosmonautes lui souhaitent un joyeux anniversaire par écran interposé.

Si l’on adhère à cette thèse (que je trouve parfois contestable et c’est sans doute pour cette raison que Chion se montre moins sensible aux films de Kubrick qui n’entrent pas totalement dans sa grille de lecture, soit parce qu’ils sont plus « mentaux » -Shining- ou plus préoccupés d’une vision « globale » du devenir de l’être humain –Orange mécanique-…), on découvrira qu’Eyes wide shut, dernier long-métrage du maître, constitue l’exemple parfait de ce que le critique cherche à démontrer.

 

En effet, il s’agit à la fois du film le plus trivial de Kubrick mais aussi d’un de ses plus sophistiqués. Trivial parce que le récit est bête comme chou (un couple se trouve soudainement confronté au doute et à la jalousie) et que le cinéaste filme le quotidien des personnages dans ce qu’il a de plus banal (voir la séquence d’ouverture du film avec le couple qui se prépare pour aller à une réception et où l’on retrouve Nicole Kidman…sur ses toilettes !).

Parallèlement à cet aspect, le cinéaste déploie une mise en scène impressionnante qui débute par de majestueux travellings à la Louma dans l’appartement du couple et qui se poursuit par une nuit cauchemardesque où Bill, le médecin incarné par Tom Cruise, se retrouve propulsé dans un univers aux contours fluctuants et peu nets (rêve ? réalité ? fantasmes ?...).

Rarement Kubrick aura joué avec des contrastes aussi marqués. Dans un premier temps, il dilate les durées et s’attarde longuement sur une séquence de réception où le doute va commencer à s’insinuer entre la femme et son époux (elle danse en minaudant avec un vieux beau tandis qu’il ne reste pas insensible au(x) charme(s) de deux mannequins). Kubrick n’insiste pas et dilue en quelque sorte ces infimes bouleversements sentimentaux dans le faste des décors et de la musique (le film débute sur la fameuse valse de Chostakovitch) jusqu’à la célèbre scène de confession où Alice raconte qu’elle a fantasmé sur un officier de la marine et qu’elle était prête à tout quitter à ce moment là s’il le lui avait demandé.

 

Le film adopte alors un double mouvement entre un imperceptible vacillement des sentiments (effritement des certitudes, la jalousie qui pénètre dans les veines de Bill comme un venin mortel…) et une amplification extrême des évènements puisque notre homme va se retrouver au cœur d’une incroyable cérémonie profane dans un château isolé (cérémonie qui, comme chacun le sait, dégénère en orgie : c’est devenu le moment le plus fameux du film) puis la proie de mystérieuses personnes qui semblent menacer sa vie.

Ce contraste entre les sentiments les plus banals (la jalousie, le soupçon, les doutes…) et l’ampleur des projections mentales auxquelles ils donnent naissance fonctionne à merveille. Plus Bill s’enfonce dans la nuit new-yorkaise menaçante (il se fait agresser par une bande de jeunes, il manque de peu de coucher avec une prostituée séropositive…), plus Kubrick donne à son film des allures de cauchemar somptueux. La cérémonie à laquelle assiste Bill avec ces individus anonymes derrière leurs masques vénitiens reste un morceau de mise en scène tout simplement époustouflant et hypnotique (les amples mouvements de caméra, la musique, la « chorégraphie » : tout concourt à cette fascination).

De la même manière, quiconque a vu Eyes wide shut ne peut désormais plus oublier le morceau lancinant et obsédant de Ligeti sur lequel le cinéaste construit plusieurs de ses séquences, notamment cette extraordinaire séquence de filature.

 


 

 

On peut constater à travers cet exemple à quel point Kubrick réalise des films avec une véritable oreille musicale, montant ses plans de manière à créer une adéquation parfaite entre les images et les notes qui résonnent comme de véritables projections de l’univers mental (un peu perturbé, il faut bien l’admettre !) du personnage.

 

Ce contraste permanent entre le grandiose de l’esthétique « Kubrickienne » et la teneur presque « banale» des sentiments analysés fait d’Eyes wide shut un grand film sur le couple et ce qui fait à la fois son caractère fragile (la trivialité du quotidien, les aléas du désir, le malentendu homme/femme…) mais aussi sa grandeur.

Car au bout du compte, le fameux fuck final (il est assez piquant de songer que Kubrick a terminé son œuvre sur ce mot là !) sonne également comme un espoir et une certaine confiance retrouvée en l’être humain.

On en revient à Michel Chion : « l’humain, ni plus ni moins »…

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