Dévoration
Soudain l’été dernier (1960) de Joseph L. Mankiewicz avec Elizabeth Taylor, Katharine Hepburn, Montgomery Clift. (Carlotta Films) Sortie en DVD et BR le 23 août 2017
Judicieuse idée qu’ont eu les éditions Carlotta de sortir simultanément le Picnic de Joshua Logan et ce film plutôt mal-aimé de Mankiewicz. Nous n’irons pas jusqu’à prétendre que les deux films sont similaires ou du même niveau (Soudain l’été dernier est très supérieur) mais ils possèdent suffisamment de points communs pour justifier cette parution couplée. La plus évidente concerne l’origine théâtrale des deux films. Mankiewicz adapte ici Tennessee Williams et à l’instar de Kazan, l’univers du dramaturge lui permet de rompre avec un certain classicisme hollywoodien en se concentrant essentiellement sur la psychologie et les névroses des personnages ainsi que sur le jeu des comédiens.
En Louisiane, le docteur Cukrowicz (M.Clift) travaille dans des conditions déplorables en raison d’un manque considérable de moyens attribués à l’hôpital public. Une étrange proposition venue de la richissime Violet Venable (K.Hepburn) pourrait représenter une manne financière. Celle-ci se montre prête à offrir une somme d’un million de dollars à l’établissement si le docteur consent à pratiquer une lobotomie sur sa nièce Catherine (E.Taylor) atteinte de démence depuis le mort de son cousin Sebastian, le fils de Violet.
Le film est construit sous la forme de flash-back mais Mankiewicz ménage avec beaucoup d’habileté ses effets. Dans un premier temps, le passé ne surgit que sous la forme des récits qu’en font les personnages. A ce titre, la première demi-heure pourrait donner raison aux détracteurs du cinéaste qui lui reprochent l’aspect théâtral de ses films. La première rencontre entre Cukrowicz et Violet Venable est, en effet, extrêmement longue et repose essentiellement sur un extraordinaire monologue (ou presque) de la grande Katharine Hepburn. Pourtant, on aurait tort de n’y voir que du « théâtre filmé ». Mankiewicz joue déjà avec une grande finesse sur le fabuleux décor du jardin tropical de Violet, sorte de métaphore d’un inconscient troublé et des désirs désordonnés du défunt poète Sebastian. De la même façon, dans une scène mémorable, Violet donne une mouche à une plante carnivore, métaphore limpide de ce que sera ensuite tout le film : une histoire de dévoration et de cannibalisme.
Permettons-nous une parenthèse : je suis souvent en désaccord avec Michel Ciment et je ne me prive pas de le dire et de l’écrire. Mais ça ne m’empêche pas de lui reconnaître des qualités et, à ce titre, je dois avouer que son intervention en supplément du DVD m’a paru tout simplement parfaite : claire, érudite, regorgeant d’informations et d’anecdotes et judicieuse quant à l’interprétation. C’est un régal. Et comme il le souligne très justement, Soudain l’été dernier est, comme beaucoup de films de Mankiewicz, une œuvre sur le pouvoir. Si Le Limier mettra en scène l’affrontement psychologique de deux hommes, celui-ci est le récit d’un affrontement à distance entre une tante jamais remise de la mort de son fils et une nièce qu’elle voudrait « dévorer » métaphoriquement (la faire taire à tout jamais).
Mais peu à peu, le passé trouble de Sebastian va ressurgir et contaminer le présent. Là encore, le cinéaste ne succombe pas immédiatement au procédé classique du « flash-back » mais joue sur des réminiscences qu’on devine grâce à l’expressivité incroyable de la mise en scène. Je pense en particulier à ces deux scènes où Catherine se retrouve, à l’hôpital, au milieu des fous. Par les jeux de cadres, le travail sur la bande-son, Mankiewicz parvient à traduire parfaitement les névroses de la jeune femme et à donner au passé un poids insoutenable. Il y a dans ces moments précis une intensité qui n’est pas s’en rappeler celle des plus beaux Bergman.
On aurait tort de croire que le cinéaste se contente de filmer la parole de ses comédiens (tous extraordinaires, les deux comédiennes principales en tête, évidemment). Les dialogues sont constamment transcendés par de subtils décadrages, par des champs-contrechamps légèrement pervertis par l’angle d’attaque ou par une contreplongée traduisant parfaitement les rapports de domination.
Tandis que les tensions s’exacerbent au fur et à mesure de l’avancée du métrage, Mankiewicz opte enfin, lors de la mythique (le maillot de bain une pièce de Liz Taylor !) séquence finale, pour un flash-back qui arrive comme le point d’orgue d’un récit qui peut être vu comme la traduction d’une longue analyse psychanalytique. Le cinéaste reconstitue la « scène primitive » à l’origine du psychodrame. Là encore, il s’agit d’une histoire de dévoration et d’un corps sacrifié lors d’une inversion des rapports de pouvoir.
Sans en révéler trop pour ceux qui n’auraient jamais vu le film, Mankiewicz va très loin dans l’évocation des tabous les plus sensibles de l’époque à Hollywood : l’homosexualité (Sebastian est une figure de martyr biblique et l’on pense évidemment à la réappropriation de Saint Sébastien comme icône gay), le cannibalisme, l’inceste, etc.
Michel Ciment le souligne dans son bonus mais ça m’avait frappé avant cela : le parcours du poète défunt est étonnamment annonciateur de la tragédie qui frappera quinze ans plus tard Pasolini ! Tragédie annoncée dans le film par de nombreuses images de la mort que le cinéaste dissimule dans ses plans.
En s’intéressant de manière aussi clinique à une névrose féminine, Mankiewicz met à mal l’idée classique d’un monde harmonieux et cohérent. Il l’ouvre au « négatif », aux pulsions et désirs les plus refoulés pour nous offrir une vision particulièrement pénétrante d’une nature humaine violente et insondable…