L'âme slave
L’Arche russe (2002) d’Alexandre Sokourov avec Sergueï Dontsov, Maria Kouznetsova (Editions Carlotta Films) Sortie en salles le 20 mars 2019
L’Arche russe est, avant toute chose, une incroyable prouesse technique. On n’apprendra rien à personne en rappelant qu’il s’agit d’un film de 96 minutes tourné en un unique plan-séquence à travers les salles du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Un narrateur omniscient mais invisible, dont nous n’entendrons que la voix, accompagne un visiteur étranger à travers le musée et chaque pièce donne lieu à des rencontres et des reconstitutions d’époque. A travers ce film, Sokourov entend mettre en scène 300 ans de l’histoire russe, de l’époque des tsars aux rescapés de la bataille de Leningrad en passant par le dernier bal organisé à l’Ermitage en 1913. Visuellement, le film est une splendeur : le mouvement constant de la caméra (en steadycam) compense l’absence de montage et le cinéaste parvient à jouer avec toutes les valeurs de cadre, du plan général au gros plan sur des toiles de maîtres (Rubens, Rembrandt, Van Dyck…) que l’appareil effleure sans s’appesantir. Qu’il s’agisse du bal final et son nombre impressionnant de figurants ou encore les incroyables perspectives qu’ouvre le cadre de Sokourov, L’Arche russe est d’une beauté souvent époustouflante. Alors que les Straub, dans Une visite au Louvre, prenaient le parti du plan fixe et de l’œuvre longuement scrutée, Sokourov opte pour un parti-pris radicalement opposé. Chaque pièce du musée donne lieu à une reconstitution en costume et à des saynètes historiques qui peuvent parfois ne pas forcément résonner dans l’esprit du spectateur lambda. Cette succession de saynètes pourrait d’ailleurs constituer la limite du film, le réduisant à une accumulation de chromos destinés à narrer les hauts faits de la nation. Et pour le coup, c’est le dispositif radical employé par Sokourov (le plan unique) qui emporte l’adhésion, la caméra sans cesse mouvante embrassant dans un grand souffle les époques et les lieux. Pour utiliser un terme un peu trivial, la mise en scène joue vraiment le rôle de liant et embarque le spectateur dans une longue valse en dépassant le côté anecdotique qu’aurait constitué une accumulation de petits « sketches ».
Dialoguant sans cesse avec le visiteur, la voix-off permet à Soukourov d’interroger son pays et son devenir, proposant des réflexions sur la monarchie, sur le rapport de la Russie à l’Europe, sur les fastes d’un passé regretté…
On le sait, Sokourov n’a rien d’un cinéaste « progressiste ». Il n’est pas question de lui reprocher ses partis-pris qui ne regardent que lui mais on a aussi le droit de trouver un tantinet barbantes ces incursions dans le labyrinthe de la « Russie éternelle ». Si le côté élégiaque du film séduit d’un point de vue esthétique, force est de constater que la nostalgie des tsars et des bals collet monté nous laisse aussi indifférent.
L’Arche russe laisse donc, au bout du compte, une impression contrastée. D’un côté, une certaine fascination pour une prouesse esthétique assez époustouflante, de l’autre, un ennui poli pendant cette visite autant guidée que guindée. Plutôt que d’envisager l’Art comme une langue universelle, Sokourov en fait l’expression du « génie » d’une nation et verse sa petite larme sur ses splendeurs passées.
Si on n’est pas obligé d’adhérer à cette vision bien poussiéreuse des choses, on aurait néanmoins tort de se priver de la force indéniable de cette mise en scène révolutionnaire…