Ombres, lignes, reflets...
Mythology for the Soul (1962-1973) de Storm De Hirsch (Editions Re : Voir) Sortie en DVD le 3 septembre 2020.
Poète et réalisatrice, Storm De Hirsch fait partie des pionnières du cinéma d’avant-garde américain. La belle anthologie de ses films proposée par les éditions re :voir nous permet aujourd’hui de nous familiariser un peu mieux avec cette figure encore méconnue même si quelqu’un comme Dominique Noguez, par exemple, en a fait l’éloge (tout en détestant The Tattooed Man).
Pour ma part, je vois deux veines qui s’interpénètrent dans les œuvres de Strom De Hirsch. D’un côté, elle s’inscrit dans une lignée de cinéastes intimistes dont le symbole serait Jonas Mekas. Il n’est pas question ici de « journal intime » mais d’une volonté assez prosaïque de filmer son environnement familier. Qu’il s’agisse de Aristotle (1965) ou de Silently, Bearting Totem of a Bird (1962), de nombreux films frappent par leur familiarité et cette façon de filmer les mêmes lieux : un plan d’eau, les arbres, le ciel… L’approche de la cinéaste est impressionniste avec un style qui s’avère vite affirmé. Adoptant la grammaire du cinéma expérimental qui privilégie généralement les plans très courts et les sautes d’images, elle se concentre néanmoins sur des points de vue précis (feuillages, reflets, lignes…) qu’elle filme sous le même axe ou presque mais avec une succession de faux raccords qui donne le sentiment que Storm de Hirsch veut creuser l’image, obliger notre regard à s’imprégner de ce qu’elle montre avec insistance. Si la nature occupe une place primordiale au sein de ce corpus, la cinéaste s’intéresse également beaucoup aux reflets, ceux des feuilles dans l’eau ou de silhouettes dans des vitres. Citons par exemple September Express (1973) où un voyage en train permet de juxtaposer les reflets d’individus avec un paysage rendu abstrait par la vitesse (les fils des lignes à haute tension qui barrent le ciel).
Storm de Hirsch part de visions très quotidiennes, à la limite de la platitude (on a parfois le sentiment de voir un simple amateur en train de filmer son jardin en Super 8) avant de leur donner un caractère plus abstrait, soit par la répétition, soit par l’attention portée à des lignes géométriques (une sorte de potence à côté d’un lac) qui structurent d’une autre manière les plans.
Ce goût pour l’abstraction annonce la deuxième veine de Storm de Hirsch que l’on pourrait qualifier de plus formaliste. Dans Divination (1964), le mouvement d’un pendule donne lieu à des panoramiques circulaires très rapides interrompus parfois par des motifs abstraits directement peints sur la pellicule (à la Len Lye). Dans Malevich at the Guggenheim (1965), une exposition du peintre suprématiste donne lieux également à d’incessants panoramiques qui s’adaptent à merveille aux lignes courbes et épurées du musée. Quand elle s’attarde sur les toiles, elle procède de la même manière que dans la nature : des plans qui se répètent dans le même axe ou presque en provoquant de légères sautes d’images.
Ces films plus formalistes sont hantés par la question du rituel. Alors que la plupart des films de la poétesse sont muets, ceux-là sont accompagnés de bandes-son lancinantes, à base de percussions africaines, à l’image de Peyote Queen (1965) ou Shaman (1967). Ce goût pour le rituel participe en un sens à cette volonté de dépasser la surface des choses pour pénétrer dans des zones plus abstraites, plus troubles au cœur de l’image. Que ce soit par ses titres (The Reccuring Dream, 1965) ou ce qu’elle montre, Storm de Hirsch manifeste une volonté de traverser le miroir (Deep in the Mirror Embedded, 1965) pour aborder les rivages du rêve. En un sens, The Tattooed Man (1969), son film le plus long (35 minutes) et le plus atypique (Noguez le trouve « désastreux ») est assez caractéristique. Si l’œuvre est atypique, c’est qu’on y retrouve des figures humaines et une attention poussée aux corps (y compris la nudité). Le film est presque « scénarisé » même si bien malin celui qui pourra dire de quoi il y est question. Il s’agit d’une sorte de fantasmagorie onirique où les personnages semblent en fantasmer d’autres, les rêver (certains sont qualifiés au générique de « tueurs de rêves » tandis que les autres sont les « rêveurs »). Par un jeu subtil de rituels et de surimpressions, les images semblent directement provenir des corps et du plus profond de l’inconscient. Pour ma part, je trouve le résultat assez beau même si très déconcertant.
Le cinéma de Storm de Hirsch navigue constamment entre un impressionnisme familier et une volonté de plonger au cœur des images pour faire advenir une dimension onirique, inconsciente et fantasmatique. Et c’est dans cet écart que cette œuvre assez inégale (avouons qu’on ne fut pas en permanence emballé) finit par susciter l’intérêt.