Frustration
Le Miel du diable (1986) de Lucio Fulci avec Blanca Marsillach, Corinne Cléry, Brett Halsey (Editions Artus Films)
Pour Lucio Fulci, les années 80 marquent un cap difficile. Certes, au tournant de la décennie, il signe quelques-uns de ses grands films d’horreur (Frayeurs, L’Au-delà…) mais après L’Éventreur de New-York en 1982 (son dernier grand film ?), les choses se gâtent. En dépit de quelques belles séquences, Murder Rock et sa tentative de greffe d’une intrigue de giallo dans le cadre d’une école de danse n’est pas terrible du tout et souffre d’une esthétique très datée, entre Fame et Flashdance. Et ne parlons pas de l’ahurissant Manhattan Baby (La Malédiction du pharaon), film totalement incohérent et fait de bric et de broc.
C’est sous ces (mauvais) auspices que débute Le Miel du diable : une esthétique très années 80 (les permanentes des comédiennes piquent les yeux) où l’on ne pourra malheureusement pas échapper au thème musical sirupeux exécuté au saxophone (forcément !). De plus, Fulci semble emboiter le pas d’Adrian Lyne et de son Neuf semaines ½, ce qui – on en conviendra-, ne nous inviterait pas à la clémence.
Pourtant, et même si l’expression peut paraître galvaudée, Le Miel du diable apparaît au bout du compte comme une œuvre « malade » mais finalement très personnelle et intéressante.
Même si leur relation est complexe, Cecilia et Gaetano vivent une passion démesurée et extrême. Un beau jour, le jeune homme fait une chute à moto et doit être hospitalisé. Malheureusement, le docteur Dominici (Brett Halsey) ne parvient pas à le sauver. Ivre de chagrin, Cecilia le tient pour responsable de la mort de son amant et va se venger…
Sur le papier, Le Miel du diable pourrait n’être qu’un simple thriller érotique accumulant les situations scabreuses et les descriptions plus ou moins complaisantes de scènes à teneur sadomasochiste. Mais très vite, le cinéaste parvient à s’extraire des carcans du genre et à donner de l’épaisseur à ce qui ne pourrait être que stéréotypes.
Même si certains passages sont assez crus, le film s’avère au fond assez peu érotique. Le sexe est filmé de manière brutale et Fulci insiste avant sur l’incapacité qu’ont les personnages à s’accorder. C’est moins la passion qui les unit qu’une constante frustration. Les exigences de Gaetano semblent constamment aller à l’encontre de ce qu’aimerait Cecilia qui lui reproche d’ailleurs de la considérer « comme un simple bout de viande ». Qu’il s’agisse de la scène où le jeune homme force sa compagne à le masturber pendant une balade à moto ou celle où il la sodomise bestialement, le cinéaste montre une relation placée sous le signe d’une certaine violence.
Le chirurgien Dominici, de son côté, est marié à une femme frustrée (Corinne Cléry, l’héroïne d’Histoire d’O de Jaeckin mais aussi de La Proie de l’autostop de Pascale Festa Campanile) et son couple part à vau-l’eau. Pour compenser cette vie de couple absente et un travail harassant, il fréquente des prostituées qu’il ne peut honorer qu’en les humiliant.
Au fur et à mesure que le récit progresse, la configuration des situations évolue et les rapports de force sont bouleversés. Gaetano disparu (on le verra néanmoins lors de flash-back permettant de mieux cerner la nature de sa relation avec sa maîtresse), Cecilia reprend le dessus et séquestre Dominici. Le grand bourgeois habitué à tout régenter autour de lui se retrouve dans la position de la victime humiliée et bafouée.
Si Le Miel du diable s’avère être un film souvent passionnant en dépit de ses scories, c’est surtout grâce à sa mise en scène. Comme les éditions Artus ont, une fois de plus, fait les choses très bien, elles nous proposent un somptueux « mediabook » où les deux galettes (DVD et Blu-Ray) sont accompagnées d’un livret très riche signé Lionel Grenier. Outre les aspects historiques (sur la genèse du film), l’auteur pointe très justement les effets de métonymie et de rimes visuelles qui font la richesse de l’œuvre. Les scènes se répondent souvent sous la forme d’un jeu de miroir. Lorsque Gaetano prend violemment Cecilia par derrière, un berger allemand aboie et fait de grands bonds derrière la porte. Si la métaphore reste assez classique (autour de l’idée de bestialité), Fulci reprendra plus tard cette scène sous une autre forme avec un Dominici tenu en laisse et contraint de manger la nourriture du chien.
Un autre exemple parmi d’autres : Dominici observe une prostituée raccommoder son collant avec son vernis à ongle d’un rouge très symbolique. Voyant l’excitation de l’homme, elle s’en barbouille l’entre-jambes jusqu’au moment où l’homme lui intime l’ordre d’arrêter et lui plaque sa main entre les cuisses pour lui barbouiller le visage de rouge. Une scène similaire mais où les rapports de force sont inversés arrivera vers la fin lorsque Cecilia frappe violemment Dominici et le force à embrasser son ventre à jamais infécond, souillant de sang le visage du prisonnier.
Cette manière de tisser des liens entre les situations et les personnages par la mise en scène permet à Fulci de leur donne une épaisseur et d’ausculter non sans une certaine finesse certains traits de la nature humaine : le désir d’enfant, la passion aveuglante et cette idée qu’en dépit de tout le mal que peut faire l’être aimé, il n’y a rien de plus séduisant au monde que de goûter au miel du diable…