Titane (2020) de Julia Ducournau avec Agathe Rousselle, Vincent Lindon, Garance Marillier, Bertrand Bonello

© Diaphana distribution

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J’ai le sentiment d’arriver trop tard (déjà !) pour vous parler de Titane, après le grand Barnum cannois, la palme d’or (qui, malgré tout, me réjouis pour la réalisatrice) et les réactions épidermiques qu’ont provoqué le film. Si certains s’esbaudissent devant la prétendue reconnaissance institutionnelle du « cinéma de genre » (expression dont on ne trompettera jamais assez qu’elle ne veut strictement rien dire), qui plus est quand l’œuvre est réalisée par une femme (la belle affaire pour toutes les sornettes idéologiques et journalistiques imaginables) ; j’avoue n’avoir aucune envie non plus de me joindre au chœur des pleureuses pour qui le cinéma fantastico-horrifique demeure une chasse-gardée à laquelle nulle ne saurait toucher s’il n’a pas été préalablement adoubé ni à celui des vieilles badernes réactionnaires qui frisent l’apoplexie dès que l’on s’attaque à la question du genre (je parle ici du féminin et du masculin), du corps et de ses mutations.

Si Titane m’a terriblement déçu, c’est aussi parce que je considère Julia Ducournau comme une cinéaste de grand talent (Grave est un film formidable) et que ce deuxième long-métrage tourné pour le grand écran était sans doute l’un de ceux que j’attendais avec le plus d’excitation.

Sur le papier, Titane s’inscrit d’emblée dans un univers aux obsessions déjà bien marquées. Chez Ducournau, il est question de la tyrannie qu’exerce la société sur les corps et de la manière dont ses héroïnes s’en émancipent par la vengeance. Une fois devenue avocate, l’ancienne tête de turc boulimique du lycée de Mange se venge d’une de ses camarades de l’époque qui l’avait brimée. L’héroïne de Grave lutte contre la normalisation des corps et la difficulté d’accepter le sien au sein d’un univers ultra-conformiste (l’école de vétérinaire) par le cannibalisme. Dans Titane, Alexia est victime d’un accident de la route et une opération chirurgicale lui laisse une trace apparente : celle d’une plaque de métal fichée dans son crâne. Devenue « objet », à la fois par cette présence du métal dans son corps et par le métier qu’elle exerce puisqu’elle se trémousse lascivement en lavant de grosses bagnoles dans des salons automobiles ; la jeune femme n’est plus tout à fait humaine mais une sorte de monstre hybride qui s’accouple avec une voiture et qui tue en série.

Les visions à la Ballard (l’accouplement de la chair et du métal), le clin d’œil au Christine de Carpenter (beau plan d’Alexia nue se dirigeant vers l’objet métallique de son désir) et quelques plans graphiques illustrant la transformation du corps de la jeune femme (l’huile de vidange qui lui sort des seins en guise de lait) constituent à mon avis le meilleur du film.

Malheureusement, le reste ne fonctionne pas du tout. Tout d’abord parce que la cinéaste cède à la tentation du tape-à-l’œil le plus cliquant, à l’image de cet atroce clip qui ouvre le film avec ces danseuses court vêtues qui lavent lascivement de grosses bagnoles comme dans le plus vulgaire des clips de RnB. La mise en scène est très rarement inspirée, soulignant chaque scène par des effets sonores assourdissants et assez pénibles (à côté, Gaspar Noé, c’est Bresson !). L’argument qui relève de la science-fiction et du cinéma horrifique ne semble dès lors qu’une simple caution pour livrer un objet arty et tapageur.

Le gros problème du film tient aussi, à mon sens, à son manque paradoxal d’incarnation. Filmée d’emblée comme un personnage taiseux et buté, Alexia n’est qu’une note d’intention. Pour éviter la police, elle se transforme en garçon et endosse l’identité du jeune Adrien, disparu il y a une dizaine d’années. On voit dès lors très bien où veut en venir Julia Ducournau et son désir d’évoquer la mutation des corps et de l’identité, la fluidité des genres… Mais le spectateur n’y croit pas un seul instant. Prenons un seul exemple : Alexia a beau dissimuler son ventre de femme enceinte sous des tonnes de bandages, comme croire après l’avoir vu si gros sous la douche qu’elle puisse apparaitre aussi fine devant tout un parterre de pompiers (elle vit désormais dans une caserne dont son père – Vincent Lindon- est le commandant) et se mettre à danser sensuellement ? Et puisque nous parlons de cette scène, comment ne pas être frappé par la lourdeur de la mise en parallèle avec la scène d’ouverture, manière de montrer les stéréotypes d’une société qui accepte la réification du corps des femmes (même si honnêtement, on peut se demander qui peut sincèrement trouver émoustillant ces filles se tortillant en bikini devant des bagnoles !) mais qui se crispe (voir les moues gênées et dégoûtée des pompiers) lorsqu’un garçon agit de la même manière.

Rien n’est vraiment crédible dans Titane et la caution du genre ne compense pas l’absence d’incarnation et la construction boiteuse du récit. Que dire, par exemple, de cet avis de recherche de la police, très menaçant au départ et dont la cinéaste ne se soucie plus du tout par la suite ? La deuxième partie du film est entièrement centrée sur la relation qui se noue entre Alexia/Adrien et son père de substitution. Cette relation aurait pu être très belle si on avait affaire à de véritables personnages et non pas, une fois de plus, des archétypes qui sentent à plein nez la note d’intention et si tous les éléments n’étaient pas surlignés d’un trait épais : d’un côté, les derniers feux d’un virilisme archaïque que Lindon surjoue en bandant ses muscles et en s’injectant de la testostérone dans les fesses, de l’autre, un être mutant et androgyne en quête de rédemption. Et comment advient la rédemption ? Par la mise au monde d’un bébé, pardi ! En dépit de tous ses oripeaux post-modernes et transhumains, Titane nous refait le coup de cette littérature bourgeoise d’autrefois où la femme lave ses péchés en mettant un enfant au monde.

Là encore, l’opposition est lourdement soulignée avec la figure paternelle archétypale qui se brûle le ventre (cette vieille masculinité qui ne peut accoucher que de la mort) tandis que la vie est du côté des mutants.

Tout le film est de ce tonneau, cherchant à illustrer des idées plutôt qu’à les incarner : la virilité surjouée de Lindon, les réflexions homophobes des pompiers (là encore, un univers exclusivement masculin et macho), l’horrible scène du bus que la cinéaste ne pousse pas au bout de sa logique car cela reviendrait peut-être à stigmatiser les « jeunes des quartiers » (ce qui n’est pas très « intersectionnel », on en conviendra)…

Et puis, somme toute, Titane nous demande de nous identifier et d’avoir de la compassion pour une tueuse en série, ce qui paraît quand même difficile. On peut mettre en scène des personnages monstrueux et/ou antipathiques pour que les spectateurs s’y attachent (Carax y parvient parfaitement dans Annette car le meurtre commis y est symbolique et se révèle être la projection de la culpabilité d’un personnage qui n’a pas réussi à retenir en vie une femme « déjà morte ») mais là encore, faute d’incarnation (et Agathe Rousselle n’y est pour rien puisqu’elle est plutôt convaincante mais n’a rien à jouer : elle n’est pas un personnage, juste un concept), il ne se dégage aucune émotion de cet androïde qui n’existe que pour illustrer des idées. Et quoi qu’on pense de cet éloge du transhumanisme branché (ce n’est pas ma came mais si c’est fait de façon talentueuse, pourquoi pas ?), c’est avant tout l’incapacité de la cinéaste à dépasser la lourdeur démonstrative de ses intentions qui déçoit.

L’emballage rutilant et, au fond, assez pauvrement mis en scène (ces longues focales hideuses qui annihilent la profondeur de champ, de nombreuses scènes traitées comme des clips…) du film permettra aux échotiers de débattre sans fin sur le propos si branché du film (un complément idéal au numéro d’été « spécial sexe » inclusif et transgenre des Inrockuptibles, peut-être). Pour notre part, nous espérons qu’avec son talent et ses obsessions si fortes (le rapport à la famille, par exemple, qu’il s’agisse de celle de sang ou d’élection), Julia Ducournau parviendra à revenir à des films plus personnels, plus incarnés et qu’elle ne se contentera pas de signer les œuvres que l’on (les médias, les journalistes…) semble attendre d’elle (« pop », « arty », « provocatrices » et « engagées »)

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