Mutations du giallo
La Lame infernale (1974) de Massimo Dallamano avec Giovanna Ralli, Claudio Cassinelli, Mario Adorf, Farley Granger
Mort suspecte d’une mineure (1975) de Sergio Martino avec Claudio Cassinelli, Mel Ferrer
Au milieu des années 70, le giallo tel que l’ont initié Mario Bava (Six femmes pour l’assassin) et Dario Argento (L’Oiseau au plumage de cristal) a perdu un peu de sa vigueur et cherche un second souffle (Argento, à nouveau, le lui apportera de manière éphémère avec Profondo Rosso). A l’instar de nombreux genres abordés par les artisans transalpins, il va muter voire se dégrader. Soit par une surenchère dans l’érotisme et les exactions gore (La Sœur d’Ursula d’Enzo Milioni, Giallo à Venizia de Mario Landi), soit en se fondant insidieusement avec le genre qui allait le supplanter au cours des années 70 : le poliziottesco (soit le « néo-polar » à l’italienne).
La Lame infernale et Mort suspecte d’une mineure relèvent de la deuxième catégorie et présentent tous deux de troublantes similitudes. Tout d’abord, les deux cinéastes ont donné au giallo « classique » de magnifiques fleurons. Dallamano avec l’excellent Mais qu’avez-vous fait à Solange ? et Martino avec son inspirée trilogie portée par Edwige Fenech : L’Etrange Vice de Madame Wardh, Toutes les couleurs du vice et Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé.
Les deux films sont interprétés par Claudio Cassinelli, parfait en flic individualiste naviguant aux frontières de la légalité (dans Mort suspecte d’une mineure, il fait même équipe avec un pickpocket) et en butte avec sa hiérarchie. Et dans les deux cas, on retrouve une féroce charge contre des élites corrompues et une société italienne gangrénée par les affaires, la prévarication et des activités criminelles. Qu’il s’agisse de La Lame infernale ou de Mort suspecte d’une mineure, les victimes (de jeunes adolescentes) sont liées à des réseaux de prostitution juvénile dirigés en sous-main par des personnages haut placés.
Comme souvent dans le cinéma populaire italien de ces années-là, ce sont les succès hollywoodiens qui donnent la mesure des nouvelles tendances et qui inspirent de nouveaux filons. La vogue du poliziottesco doit évidemment beaucoup à la renommée qu’eurent certains films américains comme Dirty Harry de Don Siegel et French Connection de Friedkin. A propos de ce dernier, on pourra souligner que les deux films qui nous intéressent comportent une longue scène de poursuite en voiture. Dallamano, lorsqu’il filme la traque du tueur à moto par la police, n’a pas à rougir de la comparaison avec son homologue américain. La séquence est une merveille en matière de découpage, de montage et de rythme trépidant. Martino met également en scène une longue scène de poursuite entre une voiture de police et une 2CV hors de contrôle. A la différence de Dallamano, le cinéaste ponctue sa séquence de gags (un vélo se transforme en monocycle après le passage du bolide, un homme effectue une cascade spectaculaire la tête en bas…) et rappelle qu’il fut également un artisan de la comédie italienne (Mademoiselle cuisses longues avec la divine Edwige Fenech) même si ce ne fut pas la plus finaude !
Au bout du compte, les aspects « giallesques » occupent une portion congrue de ces longs-métrages. Dans La Lame infernale, on trouvera certes un tueur vêtu de noir, masqué sous un casque de moto et assassinant ses victimes avec une arme blanche (en l’occurrence, un hachoir de boucher particulièrement efficace). Mais ce personnage s’avère finalement secondaire (il n’est qu’un homme de main de l’organisation criminelle) et peu importe son identité. Dans Mort suspecte d’une mineure, c’est un peu le même principe puisque le patibulaire tueur dissimulé derrière des lunettes de soleil réfléchissantes agit pour le compte de personnages beaucoup plus puissants. Si la mise en scène des meurtres relève encore du giallo, leur finalité s’avère totalement différente. Il n’est plus question ici de traumatismes enfouis ou de machinations retorses mais bel et bien de factotums travaillant pour des organisations interlopes.
Le style général des films s’en ressent : à la flamboyance du giallo classique flirtant parfois avec le fantastique (les visions de Toutes les couleurs du vice, les éléments à la Edgar Poe dans Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé) succède une approche réaliste que n’obèrent pas certains invraisemblances (le magnifique faux raccord dans La Lame infernale où le tueur pénètre dans un hôpital en pleine nuit et se fait poursuivre dans la foulée sous un soleil radieux) ou les notes d’humour dans Mort suspecte d’une mineure (le gag récurrent des lunettes cassées du flic).
La force et la singularité du poliziottesco, lorsqu’il est réussi, c’est d’être parvenu à faire oublier les ficelles des modèles américains pour leur donner une véritable « couleur locale » et nous plonger dans les affres de la situation politico-sociale de l’Italie de l’époque. Ces films s’inscrivent parfaitement dans le contexte particulier des « années de plomb » et les cinéastes y font constamment référence. Dallamano prend même soin d’encadrer son récit par des cartons alarmants autour de la disparition de nombreux mineurs chaque année et fait quelques allusions aux tensions politiques du moment (la première victime est repérée sur une photo en compagnie de contestataires et d’agitateurs). Martino, lui, renvoie à des sujets brûlants lors de nombreuses séquences : corruption, enlèvement et demande de rançon et même un attentat au colis piégé à la toute fin…
Dans ce contexte, les flics intègres en dépit de leurs méthodes parfois expéditives interprétés par Claudio Cassinelli deviennent des révélateurs d’un pouvoir gangréné par la corruption. Dans La Lame infernale, le réseau de prostitution juvénile est démantelé mais les huiles en ayant profité ne sont pas inquiétées. Quant à Mort suspecte d’une mineure, il se termine d’une manière à la fois extrêmement amère et cynique puisque là encore, la puissance de l’argent permet de camoufler les pires crimes. On approche alors quasiment de ce qui fera l’ambiguïté du genre : celle du coup de pied dans la fourmilière et de la justice individuelle expéditive.
Cette manière d’inscrire ces récits dans un contexte brûlant rend ces deux films passionnants et témoigne une fois de plus de la richesse de ce cinéma populaire italien dont on n’a pas fini de redécouvrir toutes les facettes.