Le cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein

LE PREMIER DISCIPLE. Maître, nous venons à nouveau vous trouver pour que vous précisiez quelques points relatifs à l’idéologie et au rapport qu’elle entretient avec le cinéma.

LE DEUXIEME DISCIPLE. La dernière fois, vous sembliez voir de l’idéologie derrière chaque film …

LE MAÏTRE. C’est un peu plus compliqué que ça…Schématiser néanmoins en distinguant trois cas de figure. Le plus courant, ce sont les œuvres qui reflètent l’idéologie d’un époque, d’un mouvement global de la société. La période classique hollywoodienne correspond au moment où triomphe le Capital et où l’Amérique pérennise sa domination sur le monde entier. Comme l’expressionnisme allemand naquit de cette période troublée que fut la République de Weimar, le néo-réalisme italien prend son essor dans une période de reconstruction , baigné par les idéaux démocrates-chrétiens.

Ensuite, nous avons le cas de la « fiction de gauche », des cinéastes, armés de leur idéologie, qui utilisent la caméra pour stigmatiser les dysfonctionnements d’un système et espérer des réformes. Enfin, nous trouverons les cinéastes qui adhèrent totalement à une idéologie et mettent leur art au service de celle-ci…

LE PREMIER DISCIPLE. Dans ce cas, ce sont des films de propagande…

LE MAÏTRE. Oui…D’une certaine manière, on peut employer ce terme. Le cuirassé Potemkine est une commande très officielle du gouvernement bolchevik passée à Eisenstein pour célébrer les 20 ans de la Révolution de 1905…

LE DEUXIEME DISCIPLE. Mais maître, n’y a-t-il pas une antinomie ontologique entre l’Art et la propagande ?

LE MAÏTRE. Bien sûr mais j’allais y venir en nuançant cette idée de « cinéma de propagande ». D’un côté, vous avez les tâcherons qu’un état (le plus généralement totalitaire) emploie comme simple exécutant d’œuvres destinées à édifier le peuple. Prenons le cas symbolique du film Le juif Suss. Sans même insister sur le caractère odieux de l’idéologie nazie qu’il véhicule, son abject antisémitisme ; c’est également un non-film, un navet sans la moindre ambition artistique. C’est le cas typique du pur film de propagande qui n’a d’autres fins que de propager ses miasmes nauséabonds. A l’opposé, nous avons des gens qui adhérent totalement à une idéologie mais qui cherchent à la mettre en scène, à trouver des moyens plastiques pour la chanter. C’est toute la différence qu’on peut faire entre un écrivain officiel lambda employé par le régime soviétique et Maïakovski…

LE PREMIER DISCIPLE. Eisenstein et sa théorie du « montage-attraction » est sans doute la figure la plus emblématique de ce cinéma partisan où la forme est omniprésente…

LE DEUXIEME DISCIPLE. La propagande est pourtant lourde. Eisenstein n’y va pas avec le dos de la cuiller pour stigmatiser les affreux officiers du Potemkine, l’horrible prêtre menteur, la cruauté de l’armée tsariste qui tire sans rechigner sur femmes et enfants…

LE MAÏTRE. Oui, notez qu’il est amusant de voir comment le cinéaste cherche à chaque instant à substituer une religion à une autre. Après s’être débarrassé du prêtre, la Révolution pourra avoir ses martyrs (le matelot tué lors de la première mutinerie, les femmes d’Odessa…) , ses longues processions de fidèles, ses mêmes idéaux (égalité, fraternité)…

LE PREMIER DISCIPLE . Mais Le cuirassé Potemkine n’est pas que ça, tout de même…

LE MAITRE. Bien sur que non ! c’est tout bonnement un chef-d’œuvre parce que Eisenstein déploie une mise en scène qui reste, 80 ans après, totalement époustouflante. Dès les premiers plans sur une mer démontée, prémisse des remous qui vont secouer le peuple, nous savons être devant un film entièrement « pensé », ou chaque cadre, chaque plan à une signification. Pas la peine d’épiloguer longuement sur l’œuvre d’un cinéaste qui a été disséquée en long et en large mais contentons nous, en guise d’exemple, de la scène avec le prêtre. Lorsque les matelots sont prêts à être fusillés, il apparaît en contre-plongée, personnage terrifiant qui nous écrase de toute sa morgue. Par la grâce du montage, Eisenstein associe le goupillon au sabre (classique !) mais là encore, la plus banale des idées donne lieu à une vision cinématographique géniale. Et lorsque la révolte aura triomphé, le prêtre ne sera alors plus filmé qu’en plongée, la caméra écrasant un personnage vaincu. On pourrait multiplier les exemples, s’esbaudir pendant des pages et des pages sur cet incroyable morceau de bravoure qu’est la célébrissime séquence des escaliers d’Odessa (avec le berceau du bébé qui dévale ces fameux escaliers). Tout est génial : l’échelle des plans, les angles de prise de vue, le montage…

LE PREMIER DISCIPLE. Y-a-t-il dans l’histoire du cinéma un autre moment où l’idéologie (même la plus douteuse) donne lieu à des expériences formelles révolutionnaires ?

LE MAÏTRE. Hum ! pas énormément mais il faudrait réfléchir plus longuement. Je citerais volontiers La marseillaise de Renoir tourné conjointement à l’arrivée euphorique du Front Populaire au pouvoir… Et puis, il y a Leni Riefenstahl mais je n’ai vu aucun de ses films …

LE DEUXIEME DISCIPLE. A ce propos, maître, feriez-vous une distinction entre ceux qui ont fait l’apologie du nazisme et ceux qui l’ont fait du communisme ?

LE MAÏTRE. J’avoue que je n’aime pas beaucoup cet amalgame très à la mode ces temps ci mais je n’entrerai pas dans ce débat puisqu’il n’y a pas lieu ici. En 1925, Eisenstein est certes aux ordres d’un Etat bureaucratique qui a confisqué la Révolution depuis un bon nombre d’années (en liquidant notamment les marins de Cronstadt et la Makhnovstchina en Ukraine). Néanmoins, Eisenstein ne fait pas ici l’apologie du gouvernement bolchevik mais cherche à inscrire la Révolution dans le mythe. La plupart des événements vus dans le film ne sont pas « historiques » mais leur intensité dramatique est telle que nous croyons voir un document d’époque. Il y a chez ce cinéaste un idéalisme total, certes un peu naïf, mais qu’il est difficile de condamner. Tandis que quelqu’un comme Riefenstahl, nonobstant la qualité de ses films, s’est d’emblée mis au service d’une idéologie atroce, vouée dès le départ aux massacres et à la mort.

LE PREMIER DISCIPLE. C’est également tout le paradoxe d’Eisenstein qui tourne Ivan le terrible à la gloire de Staline mais qui voit également son œuvre interdite par le même Staline. Comme quoi, un véritable artiste a toujours du mal avec la propagande toute bête…

LE MAÏTRE. Ce sera le mot de la fin pour cette fois.

 

 

A suivre…

 

 

 

 

 

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