Mémoires de recalés
Le plafond de verre et Les défricheurs (2005) de Yamina Benguigui
Une fois encore, je vais endosser la robe de l’avocat du diable et m’en prendre à un film dont les intentions sont éminemment généreuses. Mais encore une fois, on ne fait pas du cinéma avec des bons sentiments (ou du moins, pas seulement avec ça). La séance à laquelle j’ai assisté hier était suivie d’un débat (je vous parlerai un jour de mon expérience et de mon goût pour ces soirées où les réalisateurs et les acteurs viennent parler de leurs films. J’avais prévu de le faire aujourd’hui mais dans la mesure où Yamina Benguigui s’est décommandée au dernier moment sans s’excuser, ces considérations hautement futiles sont reportées aux calendes grecques !). Et bien pendant plus d’une heure, l’assistance a réalisé l’exploit de ne jamais dire un mot de cinéma. Nous avons pu entendre des témoignages d’enfants d’immigrés (intéressants, certes, mais peut-on généraliser à partir d’un cas individuel ?), des interventions d’élues socialistes barbotant dans leur jargon électoral en abusant de cette langue de bois qui m’exaspère tant chez les politicards (quelque soit leur bord), quelques jugements à l’emporte-pièce sur un débat de société où chacun reste, de toute façon, campé sur ses positions.
Personne n’a parlé de mise en scène, de point de vue (si la cinéaste avait pris un panel de 50 jeunes ayant bac+5 et cherchant du travail, n’aurait-elle pas trouvé des français ayant le même type de difficultés que leurs camarades « issus de l’immigration »,ah l’horrible expression ?), de l’association de deux films quasiment antinomiques… Preuve quand même que Le plafond de verre et les défricheurs ne relèvent pas du cinéma mais de la télévision, reportage idéal pour une soirée débat sur Arte. C’est aussi le support rêvé pour un cours d’éducation civique consacré au thème de l’intégration et de l’immigration en France. D’ou la forte représentation du public scolaire hier dans la salle (des élèves mais également des profs, reconnaissables entre mille lorsqu’ils prennent la parole sur un ton péremptoire et pète-sec).
Première partie : le plafond de verre. Benguigui enregistre le témoignage de jeunes gens pour qui le patronyme (d’origine Nord-Africaine) ou la couleur de peau demeurent un obstacle à l’embauche alors qu’ils possèdent tous les diplômes requis. Alors que pendant des années l’école et l’université leur ont fait miroiter une possible promotion sociale, ils se cassent les dents aux portes de l’entreprise. Cette parole donnée à ces individus auxquels on ne donne même pas la chance d’un entretien d’embauche est, évidemment, intéressante. Pourtant, dès ce premier film qui est pourtant beaucoup plus réussi que le second, quelque chose me gêne énormément dans la démarche de la cinéaste. A partir de quelques exemples individuels, elle cherche à généraliser une situation qui me paraît beaucoup plus complexe que les quelques portes ouvertes qu’elle enfonce allégrement.
Racisme, préjugés, ignorance ? c’est malheureusement une évidence. Et si l’on me permet une petite digression d’ordre personnelle, je peux affirmer que j’ai assisté à des cas semblables lorsque dans une vie professionnelle antérieure, je fus amené à m’occuper de personnes au chômage. J’ai rencontré des types qui avaient Bac+5, qui étaient motivés, qui « présentaient bien » (c’est malheureux à dire mais c’est là dessus qu’on juge énormément, pas sur les compétences !) et qui ne trouvaient pas de boulot parce qu’ils s’appelaient Mohamed ou Rachid. D’un autre côté, j’ai également vu de jeunes diplômés « de souche » (une nouvelle expression atroce !) essuyer 50 lettres de refus par mois et se heurtant à des boites d’intérim refusant de les inscrire parce que trop diplômés ! Je ne cherche pas à relativiser la discrimination qui crève les yeux mais je trouve que Benguigui la traite par le petit bout de la lorgnette. Pour être plus juste, il aurait fallu parler de celle qui frappe les parcours atypiques, les individus plus âgés, les « laids », les anticonformistes… Au détour d’une phrase, on entrevoit vers quels horizons aurait pu s’ouvrir le film. Je pense à cette femme d’origine algérienne, cadre chez un marchand de fripes (ou de parfum) de luxe (nous seulement je ne veux pas faire de pub mais les marques me laissent tellement indifférents qu’en toute honnêteté, j’ai oublié pour qui elle travaille !) qui dit que c’est plus facile pour une femme que pour un homme. C’est une évidence et je me disais que c’est surtout beaucoup plus facile pour une très belle femme (ce qu’elle est) que pour une laide et que la beauté est l’un des facteurs les plus discriminants et les plus inégalitaires qui soit. C’est encore ce jeune homme, Méziane, d’origine algérienne mais ayant « la chance » de ressembler à un norvégien (« j’ai plus une tête de Robert que de Méziane » dit-il avec beaucoup d’humour) et qui est devenu ainsi agent de maîtrise. Maintenant qu’il est arrivé et qu’il doit recruter des jeunes, il avoue lui-même être victime des préjugés et hésitant à recevoir un « Rachid, 20 ans, Corbeil-Essonnes, aimant le rap ». C’est cette piste qu’aurait du creuser Yamina Benguigui et se demander si les difficultés de ces jeunes ne relèvent que du racisme ordinaire. N’y a-t-il pas quelque chose de vicié dès l’origine dans le monde de l’entreprise qui fait que l’individu qui ne se coule pas dans le moule de ce monde est irrévocablement exclu ?
Au lieu de s’apitoyer complaisamment sur le sort de pauvres chômeurs (avec gros plans atroces, jamais cadrés, lourde insistance sur les moments d’émotion, travelling lancinant sur des barres d’immeubles en banlieue), n’aurait-il pas mieux valu essayer de gratter et de mettre en évidence l’ignominie du monde de l’entreprise ? (un peu comme dans le drolatique Attention danger travail de Pierre Carles).
Au lieu de quoi, la cinéaste nous inflige les défricheurs, ode aux entreprises qui luttent contre la discrimination et se font un honneur d’employer des jeunes issus de l’immigration. Nous voyons alors des patrons très satisfaits, expliquer avec un cynisme tout patronal que ces mesures vont surtout dans le sens de leurs intérêts économiques et ils exhibent avec fierté leur arabe ou leur noir devenu cadres (ça m’a fait pensé à Sex academy et son quota de noirs obligatoire !) . Pour peu, Yamina Benguigui voudrait nous présenter les grands patrons de la FNAC, de La Redoute comme de grands humanistes ! on croit rêver !
Là encore, on écoute le témoignage d’individus ayant réussi dans le cadre de l’entreprise mais on n’en sait pas beaucoup plus : comment sont-ils traités au cœur de l’entreprise, quels sacrifices ont-ils du faire pour progresser ? Comment eux-mêmes se comportent-ils quand ils ont leur poste (pour moi, un petit chef reste un petit chef et je trouve que ce « cadre junior » de La Redoute est absolument puant d’ambition, de conformisme et a les dents aussi longues que n’importe quel jeune con blanc sortant d’une école de commerce !)
A mon sens, le grand problème du film est qu’il traite tout à l’envers (mais peut-être est-ce moi qui est un esprit trop tordu et trop « révolutionnaire »). Il ne remet jamais en question le système du monde de l’entreprise (que je considère comme abject) , toujours perçu comme juste. Il tente juste de protester mollement contre le fait que les enfants issus de l’immigration ne puissent pas faire partie de ce panier de crabes. (les défricheurs prouvant finalement que si et annihilant du coup le plafond de verre).
Or dans un univers entièrement tourné vers le profit et la compétition ; je ne vois pas comment il pourrait y avoir reconnaissance de l’individu, de sa singularité ni comment des idées de fraternité et d’égalité peuvent être possibles…