L'art de la démesure
La rage du tigre (1971) de Chang Cheh
Au manoir du tigre règne un dangereux bandit, maître Long, qui se fait passer pour un héros tout en commettant ses forfaits. Toujours méfiant envers les jeunes gens qui manient le sabre avec dextérité, il leur tend des pièges et les défie. C’est ainsi que le valeureux Lei Li est vaincu et se voit contraint de s’amputer du bras droit en renonçant aux arts martiaux.
Jusqu’au jour où, devenu serveur dans une petite auberge mal-famée, il se lie d’amitié avec Feng, un nouvel as du sabre qui va peu à peu découvrir son secret…
Après Liu Chia-Liang (la série des 36ème chambre de shaolin) et King Hu (l’hirondelle d’or) ; je me devais de vous parler du troisième maître du cinéma de kung-fu, Chang Cheh. La rage du tigre relève d’ailleurs d’une catégorie à part dans le genre, celle du film de sabre.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, Chang Cheh n’est pas un inconnu et ses films ont été largement distribués en France (quatre pour la seule année 1974). Seulement il fallait un certain cran à l’époque pour oser franchir le pas des salles d’exploitation et passer outre des titres français ne laissant rien présager de bon (Il faut battre le chinois pendant qu’il est chaud (sic), Au karaté, t’as qu’a réattaquer (sic)). Au début des années 80, lorsque de nouvelles salles furent construites et pour contrer le reflux de la vague porno, le film de kung-fu fut à nouveau à la mode et distribué de manière massive dans les cinémas de quartiers (ce fut d’ailleurs leurs ultimes soubresauts). Là encore, un esprit curieux aurait pu découvrir de nombreux films de Chang Cheh. A titre d’exemple, trois de ses films sortirent en 1983 mais si l’on excepte le courageux critique de La revue du cinéma (répétons que c’est la seule revue qui s’obstina à rendre compte de toutes les sorties de films, y compris les genres les plus méprisés : films X, kung-fu…), tout le monde s’en foutait à l’époque.
Les choses ont bien changé depuis. Tarantino ne jure plus que par ces films, le cinéma bis connaît enfin un regain de ferveur et on peut redécouvrir, émerveillé, les productions des Shaw brothers .
Pour quiconque se moque du genre et ne le connaît que de manière superficielle ; la rage du tigre pourra apparaître comme la quintessence des clichés liés au cinéma de kung-fu : intrigue basique, simple prétexte à un déchaînement de scènes de bastons où un héros occis sans problème cinquante guerriers à la fois (pour imaginer le nombre de morts et l’ambiance générale du film, reportez vous au combat final du premier volume de Kill Bill). Une fois accepté un certain schématisme lié aux conventions du genre, on s’apercevra très vite que le film de Chang Cheh est une belle réussite et qu’il ne démérite pas son titre de fleuron du film d’arts martiaux.
Chang Cheh travaille son film comme un sculpteur travaille la pierre. Il prend le genre comme un bloc mal dégrossi (manichéisme primaire, trame simpliste, scènes de combats régulières) puis le taille, le poli, lui donne du relief à mesure qu’il progresse. Au fur et à mesure de la narration, les personnages prennent de l’épaisseur, se révèlent plus complexes qu’ils n’y paraissaient. Lei Li, le héros « manchot », est tiraillé entre son sens de l’honneur et la volonté de rompre avec son passé. Il y a du western italien dans La rage du tigre avec ces secrets enfouis qui refont surface, avec cette manière dont la vengeance ressurgit abruptement. De même , il y a quelque chose de très beau dans l’amitié qui lie Lei Li à Feng (homosexualité refoulée comme le soufflait Denis Parent qui présentait le film hier soir ?). Loin d’être des pantins juste bons à distribuer des coups de sabres, les héros de ce film sont tourmentés par le passé, tiraillés entre leur soif d’honneur et de justice et le désir d’oublier leurs vieux démons. C’est assez beau.
Chang Cheh soigne donc autant ses personnages que les scènes d’action, également très belles. Lorsque le genre est porté par un véritable cinéaste, il se hisse sans problème au niveau de la comédie musicale hollywoodienne. Difficile de résister à ces chorégraphies somptueuses et violentes (le sang gicle pas mal !) que le cinéaste filme avec une économie de moyen étonnante. La rage du tigre, c’est l’inverse de Chicago : le découpage des scènes, le montage sont au diapason du mouvement des corps et des figures d’arts martiaux.
La beauté de la mise en scène fait alors oublier quelques maladresses et un visible manque de moyens.
Amis lecteurs qui avez des préjugés contre ce genre mais qui souhaitez néanmoins vous initier, commencez par ce film. Vous ne serez pas déçus…