Deux Murnau sinon rien
Faust (1926) de Friedrich Wilhelm Murnau avec Emil Jannings, Wilhelm Dieterle
Tartuffe (1925) de Friedrich Wilhelm Murnau avec Emil Jannings
Ayant dit souvent beaucoup de mal de ce qu’était en train de devenir Arte, il me paraît juste de noter qu’elle reste une des dernières chaînes à programmer (pour combien de temps ?) des films muets. Et même s’il m’a fallu veiller jusqu’à plus de minuit pour voir le Tartuffe de Murnau débuter, c’est de bon cœur que je salue cette heureuse initiative. De plus, ayant fait très récemment l’acquisition du DVD de Faust, j’avais le nécessaire pour patienter jusqu’à cette heure tardive et de quoi me permettre de replonger dans l’œuvre d’un des plus grands génies du 7ème art. Ah, Murnau ! le cinéma muet ! l’expressionnisme allemand ! Il y aurait mille choses à dire sur cette œuvre magistrale. Mais comme beaucoup de choses ont déjà été écrites (n’oublions pas que Rohmer a fait sa thèse de doctorat sur L’organisation de l’espace dans le Faust de Murnau !) et que je n’ai aujourd’hui ni l’envie, ni le courage de faire une analyse détaillée des deux films, vous devrez vous contenter de quelques banalités de base (que celui qui vient de dire que ça ne changera pas beaucoup par rapport à d’habitude sorte immédiatement !)
Faut-il vous rappeler que Faust est une adaptation du plus célèbre mythe de Goethe ? Faut-il rappeler que le docteur Faust vend son âme au Malin (Méphisto) en échange de la jeunesse éternelle mais que le pacte tourne mal lorsque celui qui est redevenu un jeune homme s’éprend de la belle Marguerite ? Tout ça, vous le savez. Par contre, il faut à nouveau trompeter (parce qu’il n’est pas forcément facile de le voir aujourd’hui) que c’est un film admirable, splendide d’un bout à l’autre. Le muet est une source constante d’émerveillement pour moi car tout est déjà là ! Je comprends (même si je ne partage pas cette opinion) que certains aient pu voir dans l’arrivée du parlant une régression du cinéma, renvoyant cet art nouveau du côté du théâtre et de la littérature et lui faisant perdre sa spécificité d’art visuel. Lorsqu’on voit à quel point le langage cinématographique est maîtrisé chez Murnau, la splendeur de chaque cadre, la puissance d’expression du moindre plan ; on se dit que toute la grammaire cinématographique est née à ce moment et qu’elle atteint ici un point de perfection qui ne sera dès lors plus égalé. Le plus étonnant étant d’ailleurs que Murnau adapte ici un classique de la littérature et là, une des plus célèbres pièces de théâtre de Molière !
Le thème principal de l’œuvre de Murnau est l’opposition entre le Bien et le Mal, qui dans Faust se traduit par une ouverture allégorique assez hallucinante où l’on voit l’ange divin s’opposer à Satan, cette ange du Mal qui amène la peste sur le petit bourg où habite le docteur Faust. Ce que cette opposition manichéenne pourrait avoir de schématique est transcendée par l’auteur de Nosferatu qui la traite surtout d’un point de vue plastique. Faust n’est finalement qu’un génial jeu de formes où seul le traitement de la lumière (ce fabuleux contraste entre les ombres et la lumière), du cadre et de l’architecture des plans fait sens.
Le plus étonnant, c’est qu’on retrouve cette figure du Mal dans Tartuffe. Chez Molière, et dans l’acceptation devenue commune, Tartuffe symbolise la fausse dévotion et l’hypocrisie religieuse. Cette dimension existe chez Murnau mais ce personnage (interprété par ce génial cabotin qu’était Emil Jannings, qui jouait déjà Méphisto dans Faust) figure davantage ce Mal tentateur qu’on retrouve souvent dans l’œuvre du cinéaste. Il est à noter que le « Mal » est d’ailleurs pris dans le sens le plus biblique du terme, à savoir celui qui cherche à séduire pour détourner de la Vérité et de l’amour divin (si je me souviens des cours de catéchisme, Satan apparaît à Jésus dans le désert non pour le rouer de coups ou le torturer physiquement mais pour le détourner de Dieu par la tentation. Me trompé-je ?). C’est exactement ce type de « séduction » que l’on retrouve chez Murnau. La séduction de la fille de la ville dans l’Aurore qui détourne le héros de son véritable amour. La séduction d’une jeunesse éternelle qu’offre Méphisto à Faust qui ne pourra rompre son pacte qu’en redécouvrant le sens de ce terme qui s’inscrit en lettres de feu dans le ciel à la fin du film : « liebe » (amour). Ou encore la séduction de l’hypocrite Tartuffe qui détourne Orgon de l’amour de sa femme. La manière dont Murnau stylise la pièce de Molière est étonnante. Il commence par lui adjoindre un prologue et un épilogue contemporain où une gouvernante acariâtre abuse de la crédulité d’un vieillard pour tenter de lui extorquer ses fonds (c’est d’ailleurs le cinéma qui permettra à cet homme de déciller son regard !). Puis, il se contente d’une comédie à quatre (le mari, sa femme, la domestique et le faux dévot) traitée dans le vaste décor d’un appartement aux murs nus, bâti autour d’un grand escalier en escargot permettant au cinéaste de jouer sur l’espace d’une manière admirable.
Même s’il apparaît un peu moins parfait que Faust, Tartuffe se révèle être une nouvelle variation autour de ce thème de la lutte du Bien contre le Mal. Mais est-il besoin de rappeler l’incroyable cohérence de l’œuvre de Murnau, sa sublime beauté ?
Revoyez ces deux chefs-d’œuvre si vous n’en êtes pas convaincus…