Ice (1969) de et avec Robert Kramer

 

Etats-Unis dans un futur proche. La guerre contre le Mexique fait rage et le pays tout entier menace de sombrer dans la guerre civile. Différents groupes révolutionnaires s’organisent et mènent une guérilla afin que le « dernier bureaucrate soit dissous dans le sang du dernier capitaliste ».

Ice s’ouvre par cinq bonnes minutes de cartons révolutionnaires où le spectateur se voit exhorté à la lutte armée et à liquider définitivement l’Etat.

Pour ce film, Robert Kramer s’inscrit donc dans la tradition du cinéma militant le plus radical. Ice est un film de « politique-fiction », une œuvre engagée qui, sur la lancée des mouvements de 68, met en scène l’ultime ( ?) assaut contre le vieux monde. Mais ce qui le distingue d’une simple « fiction de gauche », c’est la manière dont Kramer met en scène son projet. Pas question d’illustrer bêtement une simple doxa idéologique (même si le film conserve, malgré tout, un côté marxiste-léniniste un brin rigide) mais de filmer la fiction comme un documentaire.

Chaque scène du film semble être prise sur le vif : discussions au sein des groupes rebelles, combats dans les rues, assemblées générales… Kramer filme presque constamment la caméra à l’épaule et cadre dans l’urgence (le film est peu découpé). On pense parfois au Shadows de Cassavetes.

Du coup, même si le point de départ est totalement fictif (en le comparant à ce qu’est devenue la conscience politique états-unienne aujourd’hui, on nage même dans la pure science-fiction !) ; Kramer parvient à saisir une certaine réalité du discours politique de son époque.

Filmer la parole semble être son objectif principal. On voit alors divers jeunes gens élaborer diverses stratégies de luttes : ceux qui prônent l’autonomie des groupes, ceux qui veulent faire front commun contre l’Etat et l’oppression capitaliste, ceux qui développent (déjà !) des particularismes (les groupes de femmes, de noirs…)… D’aucuns pourront juger ces discussions un peu oiseuses et terriblement datées (faut-il s’en réjouir ?) mais il jaillit ici et là  un foisonnement d’idées et d’interrogations qu’on aurait tort de balayer d’un revers de la main.

L’épisode où Kramer, en bon dialecticien, montre comment l’Etat développe la « fausse conscience » est d’une acuité totale et constitue un merveilleux petit film dans le film (à voir ici pour les anglicistes).

Filmer la parole, donc ; mais la confronter aux faits également. Ice tente de dresser un tableau des diverses manières de s’organiser pour les groupes avant qu’ils ne passent à l’acte et entament la guérilla et la lutte armée. Des mots, des faits mais également une manière de confronter ces mots et ces faits au Réel. Et c’est sans doute cela qui fait l’intérêt, au-delà de son discours, de Ice.

Kramer, d’une certaine manière, anticipe déjà la défaite des mouvements révolutionnaires collectifs (qu’il décrira dans Milestones) en montrant qu’ils se heurtent à la répression violente du pouvoir mais également aux individualités et à tout ce qui composent les sentiments et passions humaines.

Il y a, vers la fin, une très belle scène avec une institutrice qui confie qu’elle n’est pas prête à tout perdre dans la lutte dans la mesure où elle fait un boulot qui lui plait et qui lui laisse suffisamment de temps libre pour jouir de sa vie. Est-elle une simple petite-bourgeoise égoïste ? Non ! Ce que montre Kramer, c’est ce moment où la Révolution échoue quand elle nécessite un sacrifice total et qu’elle devient alors moins désirable que ce que peuvent offrir les strass et paillettes de la modernité.

Il montre également comment les beaux atours des idéologies se heurtent aux individualités et à tout ce qui les compose, à ce mystérieux Réel qu’on peine tant à définir.

Le film est intéressant pour ce double mouvement : d’un côté, un geste de militant radical qui voue aux gémonies l’impérialisme américain (on aperçoit des images du Viêt-Nam) et le capitalisme en général (on pense au cinéma de Godard des années 70 : slogans sur des cartons, distanciation de l’action par des « films dans le film » et même quelques plans « en négatif » qui renvoient à Alphaville) ; de l’autre, une manière de se coltiner avec le Réel et ses contradictions qui empêche Ice de n’être qu’une leçon de catéchisme guévariste et d’interroger de manière pertinente les discours de son époque…

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