Dear Alfred...
Notorious (les enchaînés) (1946) d’Alfred Hitchcock avec Ingrid Bergman, Cary Grant, Claude Rains
Mon cher Alfred,
Permets moi d’abord de te présenter mes excuses pour cette familiarité suspecte qui n’est pas dans mes habitudes et pour ce tutoiement prématuré qui n’est finalement rien d’autre qu’un hommage à tout le plaisir que tu m’as donné depuis que je te connais. Je te fréquente depuis un certain nombre d’années et j’ai du mal à voir en toi la statue de commandeur qu’on a érigé autour de ton nom, tout comme je renâcle à parler de toi au passé tant ton œuvre est vivante. D’ou la légèreté avec laquelle je t’aborde en rédigeant cette humble petit missive.
Lorsque j’ai commencé ce journal cinématographique il y a plus d’un an et demi, je m’étais juré d’utiliser ces pages virtuelles à autre chose qu’à te dresser un énième panégyrique. D’une part parce que tout le monde l’a déjà fait, que les plus grands critiques se sont penchés sur ton cas et ont accommodé tes films à leur sauce. Mais de quelques manières qu’on les aborde, ils recèlent de tels trésors que leur richesse semble inépuisable. Mieux : toutes ces analyses (psychanalytiques, plastiques, philosophiques…) n’ont jamais réussi à abîmer ton œuvre , à la mutiler. Elle ne s’est jamais laissée enfermer dans un quelconque cadre forcément réducteur et conserve ce pouvoir de sidération qui réconcilie le plus pointu des cinéphiles et le téléspectateur lambda qui aime ton art du « suspense ». Car nul doute, mon cher Alfred, que tu es LE cinéaste par excellence ; celui que l’homme de la rue a toutes les chances de citer en premier si on lui demande un nom de réalisateur célèbre. Tu abolis même cette notion de « vieux films » qui entache désormais tout métrage antérieur aux années 80. Il y a les vieux westerns, les vieilles comédies musicales, les vieux burlesques et il y a les films d’Hitchcock et leur miraculeuse jeunesse. Quel « classique », à part toi, peut se targuer de voir ses films diffusés en « prime time » sur les chaînes nationales ?
Le temps n’a pas de prise sur toi. Lorsque je (re)découvre un de tes films, je retrouve les mêmes sensations d’excitation et d’angoisse mêlés qui m’avaient frappé tout gamin en découvrant les oiseaux. En revoyant ce film il y a peu, j’ai été saisi de la même appréhension en sachant que j’allais revoir la scène du premier meurtre qui m’avait tant terrifié tout mioche. Et pourtant, j’ai vu entre-temps toutes les horreurs possibles et imaginables !
Mon grand-père, grand cinéphile devant l’éternel, t’adorait. Je me souviens que nous nous retrouvions tous, mes frères, sœurs, cousins, cousines chez lui pour regarder les classiques qu’il nous montrait grâce aux premiers magnétoscopes. C’est là, entre autres, que j’ai découvert certains de tes films. Mais c’est là aussi qu’ado, je me suis révolté contre toi.
J’en avais marre de ces soirées où l’on ne voyait que des « vieux films », où un cousin un peu plus âgé avait le dernier mot pour nous imposer Torpille sous l’Atlantique (ce titre me révulse encore aujourd’hui !) et où il n’était pas question de voir un film contemporain susceptible de me toucher. En ce qui te concerne, l’unanimité entourant ton nom me semblait suspecte et par esprit de contradiction (déjà !), je t’ai rejeté violemment en assimilant ton cinéma au bloc des vieux films ringards à jeter.
J’étais con mais tu me pardonneras : l’adolescence est l’âge bête par excellence (du moins, c’est ce que l’on prétend lorsqu’on s’est résigné à la médiocrité de la vie « adulte » et qu’on a fait une croix sur toute ses belles révoltes de jeunesse ! ). Il me fallait alors de la violence et de l’horreur pure. Des Freddy, des Damien, des Jason et autres serial-killer tuant en quantité industrielle des jeunes décérébrés. Ta subtilité et ton intelligence me passaient au-dessus de la tête. Et puis, je me suis mis à admirer des cinéastes qui te devaient tout (De Palma, Lynch, Argento…) et me suis dis qu’il était grand temps de venir se ressourcer chez tonton Alfred.
Alors j’ai tout compris !
Que ton génie de la mise en scène dépassait largement l’anecdote de l’histoire (dans le virtuose North by Northwest –La mort aux trousses-) , les enjeux psychanalytiques de ton cinéma (Psychose entre autres) , la réflexion sur la place du spectateur au cœur de la mise en scène (Rear Window –Fenêtre sur cour-)…
Enfin, j’ai redécouvert Vertigo, ton plus beau film, une histoire d’amour fou et maladif d’un romantisme inégalable. Et là je me suis enfin dit que tes films étaient des icebergs dont on pouvait admirer la surface (le suspense, le prodigieux sens de la narration et du détail…) mais qu’ils possédaient également une immense partie immergée à explorer sans fin.
L’avantage de m’être éloigné de toi quelques temps, c’est que j’ai désormais un retard qui peut me permettre de voir un film comme Notorious pour la première fois et succomber à ses charmes avec un œil totalement neuf (qui peut se vanter d’un tel privilège ?). Ton film est évidemment sublime et il me serait loisible de le décortiquer pendant de longues heures. Voir la manière souveraine dont cette histoire d’espionnage chez les nazis réfugiés au Brésil se développe parallèlement à une superbe histoire d’amour faîte de chausses-trappes, de faux-semblants et de dissimulations. Montrer la virtuosité d’une mise en scène qui s’enroule et se développe autour de petits détails (une bouteille de vin, une clé…). Reconnaître dans le personnage de la mère de Claude Rains (qui joue un nazi) cette figure maternelle castratrice qui fait de son fils un criminel refoulé (comme Norman Bates dans Psychose).
Ton rapport névrotique à la sexualité ne t’as pas conduit sur les chemins du crime mais à une autre sorte de volonté de puissance : celui de la mise en scène. Les femmes que tu aimais et que tu n’as pu obtenir, tu les as asservis à la toute puissance de ton Art en les transformant en objet de désir, en Image pure (voir Kim Novak dans Vertigo).
Mais comme je te le disais, je n’ai pas envie aujourd’hui d’interpréter puisque le film parle de lui-même. Juste me souvenir des regards que se lancent Ingrid Bergman et Cary Grant, des longs baisers qu’ils s’échangent. Me souvenir également du regard de Claude Rains, cet amoureux transi qui se sait rejeté mais qui préfère tout sacrifier plutôt que de renoncer à cet amour impossible.
Te parler également de ce frisson qui m’a saisi lorsque Claude Rains découvre que sa femme est une espionne ou lorsque Ingrid Bergman commence à être empoisonnée et qu’on se demande si Cary Grant arrivera à temps pour la sauver. Plaisir de suivre un récit, de se laisser happer par un « suspense » : j’ai presque envie de me contenter de ces quelques banalités qu’échangent tous les spectateurs au monde qui voient un film d’Hitchcock.
Tout ce plaisir enfantin de se laisser happer par une histoire, je l’ai retrouvé en découvrant Les enchaînés.
Et c’est surtout pour ce plaisir , que nous sommes nombreux à avoir partagé, que je voulais tout simplement te remercier, mon cher Alfred.
Affectueusement
Dr Orlof.