Pretty baby
La petite (1977) de Louis Malle avec Brooke Shields, Keith Carradine, Susan Sarandon
Louis Malle est un peu le prototype du cinéaste provocateur sans le vouloir. Au cours de sa carrière, il a certes affiché une prédilection pour les sujets tabous mais jamais on ne trouvera dans ses films une volonté patente de choquer.
Pourtant, il parvint à scandaliser la France gaulliste en filmant le plaisir sur le visage de Jeanne Moreau (les amants) avant de créer des remous en abordant des sujets comme l’inceste (Le souffle au cœur), la collaboration (Lacombe Lucien) ou encore la prostitution infantile dans La petite.
Paradoxalement, alors que la plupart des films cités paraissent aujourd’hui, évolution des mœurs oblige, totalement anodins, la petite est peut-être le seul film de Louis Malle qui devient de plus en plus « inadmissible » avec le temps.
Non pas que le cinéaste se montre plus « provocateur » que d’habitude (au contraire !) mais à l’heure où la suspicion de pédophilie plane sur quiconque ose montrer un enfant nu (Balthus et Schiele seraient lapidés de nos jours), je ne suis pas certain qu’un cinéaste pourrait tourner un film pareil.
Nonobstant les passages où la petite Brooke Shields est montrée nue (scènes, entre parenthèses, beaucoup moins obscènes que cette manière dont l’époque transforme en petits singes consommateurs les gamins : quoi de plus atrocement répugnant que ces enfants qui se trémoussent comme leurs idoles préfabriquées par l’ignominie télévisuelle ?), j’ai la sensation que c’est la manière dont Malle aborde son sujet qui est intolérable pour les mœurs contemporaines. S’il l’avait noyé sous les clichés sociologiques sordides et enrobé d’un bon sentimentalisme de rigueur (voyez la condition atroce de ces femmes ! Pleurez sur l’enfance corrompue…), le film pouvait passer. Or le cinéaste montre, au contraire, que le bordel de la Nouvelle-Orléans (nous sommes en 1917) où travaille sa mère (la splendide Susan Sarandon) est une sorte de cocon protecteur pour Violet. Les « collègues de travail » deviennent des grandes sœurs qui chahutent volontiers et il règne dans ce monde une certaine bonne humeur loin des préjugés sociaux (symptomatiquement, les « marginaux » sont plutôt bien accueillis dans le gynécée : l’artiste photographe, le pianiste noir…).
L’intérêt du film de Louis Malle vient de ce contraste entre ce que l’on pourrait attendre d’un tel sujet et la manière dont il le traite (finalement, la prostitution infantile n’est pas le vrai thème du film).
Bien sûr, tout n’est pas parfait dans La petite. Le cinéaste cède un peu trop à son péché mignon : l’esthétique rétro un brin amidonnée, d’un classicisme qui frise souvent l’académisme (tout est tiré à quatre épingles et la photographie du grand Sven Nykvist nimbe tout ça dans des couleurs ocres et chaudes qui garantissent la belle facture).
Mais malgré le côté un peu timoré de la mise en scène, le film séduit par la manière dont Malle parvient à épouser le regard d’une enfant. Le parcours de Violet (il est tant de dire à quel point Brooke Shields est étonnante dans le rôle de cette enfant qui a grandi trop vite, qui se comporte déjà comme une femme alors qu’elle ne l’est pas encore. La manière dont la petite s’emballe pour une poupée ou s’effraie sous la menace d’un homme est assez bouleversante) devient une sorte de métaphore sur le passage à l’âge adulte. Le bordel n’est qu’une image comme une autre d’un monde cruel qui sacrifie sans remords l’innocence. Et si les prostituées vendent leurs corps contre de l’argent, la bourgeoise que deviendra Susan Sarandon en fait autant. Seule l’hypocrisie des mœurs établit une différence entre les conventions d’une société bourgeoise honnie par Malle (il en vient !) et ces braves filles dont la joie de vivre apparaît comme un îlot réconfortant.
Malle ne tombe pas pour autant dans l’angélisme et il sait montrer la cruauté qui se niche au cœur du bordel. Je pense à ce moment terrible où la virginité de Violet est vendue aux enchères (je n’ai pas encore précisé que la petite n’a que 12 ans !). Le cinéaste fait preuve ici d’une belle idée de mise en scène puisqu’il filme le moment des enchères (après des plans convenus sur les visages libidineux des clients) à travers le regard figé du pianiste noir. Sur ce visage crispé se lit toute l’injustice d’un monde où les faibles et les exclus sont entièrement soumis à la loi du fric, d’une société qui foule et piétine l’enfance, l’innocence, la vie…
Déjà dans le souffle au cœur, un garçon et sa mère consommaient l’inceste pour préserver une bulle d’innocence et d’amour entre eux et la société. Le bordel a, paradoxalement, un peu cette fonction dans La petite : l’espace clos, comme une protection bâtie entre les personnages et le monde.
C’est dans ce lieu que l’enfance fait l’apprentissage de toute l’horreur du monde mais où l’hypocrisie des conventions sociales (voir la manifestation des immondes puritains) n’a pas encore totalement entaché l’innocence de ces filles perdues…