L'homme sans qualités
Night and day (2008) de Hong Sangsoo
Puisque nous sommes entre nous et, de fait, non contraint d’adopter une forme académico-absconse chère aux Cahiers du cinéma pour chroniquer les films; permettez-moi de débuter par une évocation personnelle qui n’est pas pour rien dans le charme qu’a exercé sur moi Night and day, le dernier opus du grand cinéaste coréen Hong Sangsoo.
Il y a quelques années, j’ai beaucoup fréquenté la communauté coréenne dijonnaise (hélas disséminée aujourd’hui entre Paris et le retour au pays natal !) et me suis fait pas mal d’amis en son sein. Comme les jeunes femmes que rencontre Sung-Nam, beaucoup d’entre eux étudiaient aux Beaux-arts ou à la fac et je garde encore en mémoire ces semaines où nous enchaînions soir après soir les fiestas à base de tequila frappée et autres boissons fortement alcoolisée. En découvrant Night and day, film qui épouse le regard qu’un coréen d’aujourd’hui peut poser sur un pays aussi exotique que la France, j’ai retrouvé les mêmes impressions que celles dont me faisaient part mes amis lorsqu’ils commentaient nos us et coutumes.
Un exemple parmi beaucoup d’autres : cette scène anodine où Hong Sangsoo prend le temps de filmer le caniveau et une employée municipale qui nettoie un crotte de chien : je suis persuadé que le cinéaste a filmé cette scène pour manifester son étonnement devant la « saleté » des rues françaises (une amie déplorait cette saleté en insistant d’ailleurs beaucoup sur les déjections canines alors que la terriblement bourgeoise Dijon est une ville plutôt propre voire aseptisée). De la même manière, j’ai retrouvé chez Sung-Nam l’étonnement de mes amis lorsqu’ils constataient que tout le monde est en vacances au mois d’août, que les écoles sont fermées et qu’il faut parfois marcher longtemps pour trouver un tabac ouvert. Inversement, comme les héros de Night and day, je me souviens de l’enthousiasme avec lequel ils me parlaient d’un pays qui proposait des aides au logement même pour les étudiants étrangers[1].
Bref, ces impressions coréennes m’ont rendu diablement nostalgique et j’avoue que je serais bien allé manger des « kimshis » et boire du Soju (pardon pour l’orthographe) après la séance !
Mais le film, me direz-vous ? On sait que, récemment, Paris n’a porté chance ni à Hou Hsiao-Hsien, ni à Amos Gitaï. Quant est-il du cinéma de Hong Sangsoo lorsqu’il décide de le délocaliser ? Eh bien rien de mal puisque cette chronique parisienne s’inscrit parfaitement dans la lignée de ses films précédents et s’avère même très supérieure à son Conte de cinéma qui m’avait laissé un peu sur ma faim.
Sung-Nam débarque un jour à Paris parce qu’il est recherché par la police en Corée pour avoir fumé un joint (ça ne rigole pas !). Il est logé dans une petite pension du 14ème arrondissement et commence à faire connaissance avec la communauté coréenne de Paris. Il croise l’une de ses ex, désormais mariée à un français mais qui lui fait du rentre-dedans. Il rencontre également deux jeunes filles qui font de la colocation : Hyun-Ju et une étudiante aux Beaux-arts, la sublime Yu-jeong (cela faisait longtemps que je n’avais pas vu une actrice aussi ravissante à l’écran ! Me voilà sous le charme de la divine Park Eun-Hye).
Rythmé par les jours qui défilent à l’écran, Night and day est une chronique toute simple sur le désir et les chemins sinueux qu’il emprunte. Un des lieux communs critique du moment consiste à comparer le cinéaste coréen à Rohmer. J’avoue que je n’ai jamais trouvé cette comparaison satisfaisante lorsqu’on parlait de ses films précédents mais qu’elle est pour une fois opérante ici.
Bien sûr, il n’y a pas la langue très travaillée de Rohmer mais l’on retrouve le même intérêt chez Hong pour la topographie que chez le français. Attention à la géographie des lieux qui va lui permettre de faire intervenir le hasard dans les rencontres entre les personnages. De la même manière, les atermoiements amoureux de Sung-Nam rappelle un peu ceux des personnages des Contes moraux (il a laissé la femme qu’il aime en Corée, résiste à son ex mais tombe sous le charme de l’étudiante chipie). Le personnage fait aussi penser au héros velléitaire de Conte d’été : un type faible, indécis mais attachant, qui navigue entre les femmes sans parvenir réellement choisir.
Il est étonnant de voir que c’est en Corée que se trouvent désormais les véritables enfants de la Nouvelle Vague. Avec Night and day, nous sommes à mille lieues de ce cinéma poseur et boursouflé de tics (Assayas, Jacquot, Honoré…) des prétendus héritiers de Truffaut et Godard. La mise en scène de Hong Sangsoo est aussi élégante qu’invisible, juste parfois troublée par ces recadrages au zoom (qu’il semble affectionner depuis Conte de cinéma) qui font l’effet d’un trait moins assuré, comme si ce « crayonné » était nécessaire pour capter l’essence même du frémissement de la vie.
Comme au temps d’A bout de souffle, peu importe les faux raccords (Yu-Jeong rentre chez elle en minijupe, on la retrouve ensuite en train de discuter en pantalon blanc et elle a renfilé sa tenue première lorsqu’elle ressort de chez elle !) et les « invraisemblances » (un cinéaste français n’aurait jamais supporté l’idée qu’on ne puisse pas comprendre comment un homme peut subsister à Paris deux mois sans revenu !) : Hong joue sur une autre partition, celle de la nature humaine et du jeu amoureux.
Je me disais aussi que ce film dure deux fois plus longtemps (près de 2 h 30) que l’intouchable de Jacquot et qu’il ne donne pourtant jamais, comme celui-ci, l’impression de remplissage. Hong Sangsoo nous épargne tous les clichés sociologiques, psychologiques dans lesquels s’englue une bonne part du cinéma français contemporain. Le film joue simplement (mais d’une manière aussi délicate que subtile) sur la corde des sentiments et des tours et détours du désir amoureux. La gravité n’est jamais loin mais Hong sait aussi rester léger et nous faire partager ces moments privilégiés où l’on a le sentiment de pouvoir arrêter le temps (les scènes de cuite, les premiers baisers dans une chambre d’hôtel, les frissons qui parcourent des corps qui s’attirent…).
Les personnages sont « ordinaires » (avec leurs défauts et leur détresse) mais ils ne sont jamais plats. Le temps d’une étonnante scène onirique qui intervient à la fin du film, Hong Sangsoo fait basculer son film vers un personnage que nous n’avions alors qu’entraperçu.
C’est sans doute dans cette bifurcation que se trouvent tous les possibles qu’offre la forme ouverte de ce très beau film…
[1] Si Sung-Nam avait eu l’occasion de rester plus longtemps en France, il aurait néanmoins pu constater le durcissement dont me faisaient part mes copines entre le moment où elles arrivèrent en France (fin des années 90) et l’arrivée au ministère de l’intérieur du futur président Nabot 1er (difficultés croissantes pour obtenir des visas, tracasseries administratives en tout genre…). Espérons que ce répugnant personnage ne parviendra pas à ses fins au point de tout foutre en l’air ce qui fit la France pour nos voisins, lointains ou proches…