Naissance d’une nation (1915) de David Wark Griffith avec Lillian Gish

 

Il est parfois difficile d’imaginer qu’avant d’arriver à la forme que nous lui connaissons, le langage cinématographique est passé par toute une série de balbutiements et d’expérimentations. J’y songeais récemment en découvrant une série de films d’Alice Guy, première femme cinéaste au monde [1]. Avec elle, nous ne sommes déjà plus à l’époque du cinéma « primitif » mais ses courts relèvent pourtant toujours davantage de l’esthétique de la « vue » Lumière ou du « tableau » Méliès que de la grammaire cinématographique classique.

Et cette grammaire, c’est indéniablement Griffith qui l’a, sinon inventée, tout du moins formalisée avec le plus d’ampleur et de brio.

Il y a bien un avant et un après Naissance d’une nation, film fleuve de plus de trois heures, premier « blockbuster » américain de l’histoire du cinéma, destiné à rivaliser avec le Cabiria de Pastrone qui triomphait alors en Europe.

Nous n’entrerons pas ici dans les querelles des spécialistes pour déterminer ce qu’a réellement inventé Griffith avec ce film et ce qui existait précédemment. Il est clair que le cinéaste (et sans doute d’autres que lui) avait déjà eu l’occasion de jeter les bases du langage cinématographique dans ses courts-métrages mais c’est le gigantisme du projet de Naissance d’une nation qui lui permettra d’imposer une fois pour toute les rudiments de la mise en scène telle que nous la connaissons actuellement (en terme de cadrage et de montage, notamment).

Avec ce film, Griffith parvient à mêler la grande Histoire et les histoires individuelles. D’un côté, il cherche à reconstituer la « naissance d’une nation » en revenant sur l’un des épisodes les plus traumatisants de son histoire : la guerre de Sécession. De l’autre, le cinéaste filme cette guerre fratricide à travers le destin de deux familles amies : les Stoneman (favorables au Nord) et les Cameron (de bons sudistes à l’ancienne !).

Histoire collective, histoires individuelles : Griffith se lance dans une fresque où il ne cesse de jouer sur des échelles diamétralement opposées. Naissance d’une nation est à la fois une grande fresque où s’enchaînent les morceaux de bravoures (ces scènes de guerre impressionnantes par leur gigantisme, le très beau combat final (plastiquement !) du Ku Klux Klan…) et les « reconstitutions » historiques d’après des livres ou des photographies (la reddition de Lee au général Grant, l’assassinat de Lincoln…). A l’opposé de ces scènes « collectives », Griffith revient à l’échelle humaine et joue la partition du mélodrame (avant Le lys brisé et les deux orphelines) lorsqu’il s’agit de montrer la tristesse d’une mère qui perd ses fils au combat ou les histoires d’amour contrariées entre un général sudiste et une fille de sénateur nordiste.

Pour entremêler la petite et la grande histoire, le cinéaste révolutionne les procédés de narration cinématographique : montage alterné ou parallèle, découpage beaucoup plus inventif qui joue, par exemple, sur la puissance expressive des plans rapprochés ou des gros plans (Eisenstein saura s’en souvenir !). On peut aussi évoquer, comme tous les critiques, quelques travellings arrières (à la fin du film) ou quelques panoramiques très légers qui, pour le coup, ne me paraissent pas forcément révolutionnaires (dans la mesure où ils ne sont pas véritablement envisagés comme « mouvements de caméra » mais comme une manière de donner un peu de rythme en plaçant la caméra sur un socle mobile. Or ces procédés étaient déjà utilisés par les opérateurs Lumière –la vue de Venise prise depuis une gondole- ou par Alice Guy dans Matrimony speed limit).   

Le plus impressionnant dans Naissance d’une nation, c’est qu’on mesure à quel point Griffith est en train d’inventer quelque chose. Certains plans relèvent encore du cinéma primitif (frontalité et fixité) et l’on peut constater parfois des choses qui « choquent » un œil moderne Outre des raccords pas parfaits, on peut citer cette manière qu’a parfois le cinéaste de filmer successivement et frontalement des personnages qui se parlent : le champ/contrechamp n’a pas encore été inventé et on a le sentiment que les personnages ne se regardent pas. Mais tout cela n’est rien par rapport à la puissance qui se dégage de ce film incroyablement inventif.

Reste la question du « fond ». Si Naissance d’une nation est révolutionnaire par sa forme, difficile de passer sous silence qu’il s’agit d’un film assez ignoble sur le fond. Fils d’un officier sudiste, Griffith fait montre ici d’un incroyable racisme et il prend ouvertement fait et cause pour le Ku Klux Klan. Ce délire xénophobe prête aujourd’hui plutôt à sourire tant le cinéaste pousse la caricature jusqu’à l’extrême, mais il faut se souvenir que c’est suite à ce film que renaquit le KKK (triste trophée !) !

On verra donc ici des esclaves noirs très heureux de leur condition (à tel point qu’ils défendent leurs anciens maîtres à l’occasion !) tandis que les givrés du KKK sont présentés comme de valeureux chevaliers chrétiens soucieux de préserver la race blanche de « l’anarchie noire » ! Ce n’est pas l’esclavage qui est à condamner mais la manière dont les nordistes et les abolitionnistes ont perverti l’innocence du nègre et lui ont inculqué le goût du pouvoir.

Quiconque ne s’effarouchera pas devant ces clichés grotesques pourra sourire de voir le Sud totalement sous le « joug » des noirs, seuls individus ayant le droit de voter alors que les blancs sont ostracisés !

Après de pareilles démonstrations, il est vrai que le message pacifiste de Naissance d’une nation est un peu plus dur à digérer ; Griffith plaidant pour la réconciliation de tous les américains à condition qu’ils soient blancs.

 

Mais faisons fi de ces réserves idéologiques : à l’instar du léniniste Cuirassé Potemkine et de presque tous les films d’Eisenstein, Naissance d’une nation a beau être un film de « propagande » détestable, il n’en demeure pas moins un monument du 7ème art dont on aurait tort de se priver.

D’une certaine manière, ce film et Intolérance sont au cinéma ce que l’Odyssée et L’Iliade d’Homère sont à la littérature mondiale…

 



[1] Saluons au passage la mémoire du grand Francis Lacassin, infatigable défricheur de toutes les formes d’art populaire (littérature, cinéma, BD…) qui vient de nous quitter et qui fut l’un des premiers à réhabiliter Alice Guy dans son excellente Pour une contre histoire du cinéma.

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