Le metteur en scène de fantasmes
Fermo posta per Tinto Brass (1995) de et avec Tinto Brass et Cristina Rinaldi
Caro Tinto,
Un petit mot pour vous dire que nous eûmes bien du plaisir à recevoir enfin de vos nouvelles. Vous n’êtes pas sans savoir que vos films ne sont plus distribués depuis belle lurette en France. La tradition érotique dont vous perpétuez avec un certain panache la lignée n’intéresse plus grand monde et il paraît difficile aujourd’hui de se frayer un chemin entre la morne routine du marché du sexe et les tentatives « porno chic » à la Odoul.
Pour les distributeurs, il faut croire que votre œuvre s’est arrêtée avec Caligula ! Autrefois, il y avait bien la case devenue mythique du dimanche soir sur M6 qui permettait de découvrir, entre deux effroyables navets, un de vos grands classiques (la clé, un des plus grands films du genre) et même parfois des inédits (le pas inintéressant Monella).
Depuis la fin de cette case « rose », je désespérais de pouvoir poursuivre la découverte de votre œuvre. Aussi me suis-je réjouis de la programmation de Fermo posta per Tinto Brass hier soir.
Cher Tinto, vous n’avez décidément pas changé et filmer les femmes sous toutes les coutures semble votre seule raison de vivre. Et comme nous vous comprenons ! Ici, vous faites tout : le scénario, la mise en scène, le montage. Vous allez même jusqu’à interpréter votre propre rôle, celui d’un fringant cinéaste sexagénaire à qui les femmes confient, par courrier, leurs fantasmes. Fantasmes que vous vous faites un plaisir d’illustrer.
Pardonnez mon insolence mais on ne peut pas dire que, sur le coup, vous vous soyez foulé. Les fantasmes que vous mettez en scène sont d’une banalité à faire frémir : exhibitionnisme, échangisme, conversions érotiques au téléphone avec un inconnu… C’est peu dire que tout ça a déjà été vu des milliards et des milliards de fois. Quand au scénario du film, il se réduit à une succession de sketches illustrant lesdits fantasmes.
Et pourtant, je dois reconnaître qu’on finit par rentrer dans votre univers et que tout cela est loin d’être mauvais. D’abord, parce que vous savez filmer vos comédiennes. Votre mise en scène a tendance à privilégier les plans courts et à découper, par la grâce d’inserts joyeusement obscènes, le corps de vos femmes. Mais jamais ces corps ne deviennent qu’une morne chair de bétail à contempler sous tous les angles. Chaque plan transpire l’amour des femmes et du cinéma. Pour moi, vous êtes le seul cinéaste qui parvienne à réaliser des films incroyablement crus et frontaux tout en refusant la pornographie. C’est peut-être ça qui les rend si émoustillants !
De plus, cher Tinto, je pense que nous partageons le même goût pour le même type de femmes. Pas question chez vous de ces professionnelles anorexiques, réifiées à coup d’épilation totale (quelle mode satanique !) et d’implants à la silicone (l’horreur parfaite!) prêtes à accomplir devant la caméra leurs monotones performances « sportives ». Ah que je préfère vos déesses callipyges ! Vos muses plantureuses qui exhibent en toute impudeur les recoins les plus secrets de leurs anatomies avec une santé réjouissante et une bonne humeur communicative.
Pour ma part, ce que je hais dans la pornographie, c’est l’absolu manque de « résistance » des corps. A partir du moment où, dans un film, il suffit qu’un homme regarde une femme pour que celle-ci tombe en pamoison, se caresse la poitrine et prouve illico qu’elle ne porte pas de petite culotte sous sa mini minijupe ; où le spectateur peut-il trouver du désir et du plaisir qui ne vont pas, à mon sens, sans une certaine confrontation à l’Autre, sans un certain sens de la transgression (pour qu’il y ait « érotisme »). Chez vous, ce manque de « résistance » est également patent (il suffit qu’un touriste japonais mate une belle étudiante pour qu’elle tombe la culotte et écarte les cuisses !) mais il ne me gêne pas. Parce que tout votre cinéma relève d’un imaginaire débridé et irréaliste, uniquement peuplé par des femmes. Si j’osais choquer les admirateurs du maestro, je dirais volontiers que vous êtes le Fellini du cinéma érotique et que, d’une certaine manière, Fermo posta per Tinto Brass est un peu votre Intervista à vous. A partir du moment où l’on accepte les clichés dans lesquels vous n’hésitez pas à patauger et cet irréalisme grossier (et même parfois volontairement et pas désagréablement « vulgaire ») ; le spectateur peut prendre un certain plaisir à vous suivre dans vos déambulations fantasmatiques en compagnie de vos splendides créatures.
Je sais bien, cher Tinto, que vous ne lirez pas cette lettre puisque vous vous débarrassez, comme c’est montré dans le film, des lettres « masculines » mais permettez moi de vous témoigner une fois encore de mon affection et vous assurer que je ne perdrai jamais une occasion d’avoir de vos « nouvelles ».
Bien affectueusement.
Votre docteur Orlof.