Quatre nuits d'un rêveur (1971) de Robert Bresson avec Isabelle Weingarten, Guillaume des Forêts


Commençons cette note par un appel solennel aux distributeurs ou éditeurs de DVD. Les films de Bresson, d'une manière générale, ne sont pas souvent montrés et l'on peine énormément à voir certains d'entre eux (je n'ai jamais vu Une femme douce, par exemple). Mais lorsqu'il s'agit des Quatre nuits d'un rêveur, c'est quasiment d'un film « invisible » dont il faut parler tant il paraît difficile à dégotter. A ce titre, je remercie très chaleureusement Joachim qui m'a permis de découvrir ce film, mais à quel prix ! Le DVD qu'il m'a gentiment prêté propose une copie dont la qualité est épouvantablement médiocre, probablement dupliquée d'une vieille VHS enregistrée dans les années 80.

Du coup, ça gâche un peu le plaisir et il faut ardemment souhaiter que ce film, probablement l'un des plus étonnants de Bresson, soit réédité dare-dare et montré à nouveau.

Après Une femme douce, le cinéaste adapte à nouveau une nouvelle de Dostoïevski qui avait déjà inspiré Visconti à la fin des années 50 (le très beau Nuits blanches avec Mastroianni, Maria Schell et Jean Marais).

Jacques est un jeune peintre qui, un soir de balade sur le pont-neuf, intervient juste à temps pour empêcher le suicide de Marthe. Pourquoi la jeune fille a-t-elle voulu se jeter dans la Seine, c'est ce que le spectateur apprendra le temps de trois nouvelles rencontres nocturnes (ces fameuses « quatre nuits ») où Marthe confiera à Jacques qu'elle attend depuis un an le retour d'un amant qui n'est toujours pas revenu...

Après ses grands drames austères (mais magnifiques !) comme le procès de Jeanne d'Arc ou Mouchette, Bresson étonne en prenant le chemin d'un mélodrame sentimental ouaté, toujours à la frontière de l'onirisme. Le style tranchant qui est le sien est bel et bien là (voix blanches des comédiens, cadre incroyablement rigoureux qui découpe les corps et les mouvements en petites « parcelles » prélevées sur le Réel...) mais le climat s'est adouci et devient propice à une certaine rêverie et une mélancolie fort touchante.

Au cours du récit, un ami de Jacques débarque dans son atelier et expose son point de vue sur l'Art et sa volonté de briser la représentation traditionnelle du Réel. Nul doute qu'à travers ce jeune homme, Bresson exprime son désir de « définir le monde en le suggérant » et de montrer, au-delà de ce qu'il filme, tout ce qu'on « ne voit pas ».

Tout l'art du cinéaste tient dans ces formules : filmer l'infiniment petit (cette manière unique qu'il a de raccorder trois, quatre plans en se concentrant uniquement sur deux mains qui se serrent) pour atteindre l'indicible et le plus « grand » (l'amour naissant entre Marthe et Jacques, que suggère ce contact des mains).

Si Quatre nuits d'un rêveur touche autant, c'est que Bresson met son art au service non plus de grandes idées abstraites (la foi de Jeanne ou du curé de campagne, l'innocence bafouée de Mouchette ou de la jeune femme d'Au hasard Balthasar...) mais du sentiment amoureux. D'où l'étonnante « chaleur » de ce film (sous ses allures glaciales) qui éclate dans ce très beau passage où Jacques « tombe amoureux » des inconnues qu'il croise dans la rue (séquence superbement chorégraphier, qui rappelle que la filature est sans doute- ô Hitchcock- l'action cinégénique par excellence. Elle m'a d'ailleurs rappelé un passage similaire de l'amour l'après-midi de Rohmer, tourné la même année) ou dans cette incroyable scène « érotique » où Isabelle Weingarten se déshabille devant son miroir et contemple son corps. Les « scènes de nus » sont très rares chez Bresson et c'est sans doute la plus mémorable de toute son œuvre. Elle illustre à merveille ce mélange de froideur qui le caractérise (le découpage géométrique des plans qui ne saisissent qu'une toute petite partie du corps de la jeune femme) et cette sensualité brûlante toujours à l'œuvre, alors même que les comédiens sont habillés (parce que la mise en scène a une manière incroyablement « charnelle » d'accompagner les personnages). 

Pourquoi cette scène, d'ailleurs, puisque rien ne la justifie d'un strict point de vue narratif ? Sans doute pour concourir à cette atmosphère onirique que j'évoquais au début : tout semble à la fois très proche dans ce film (en 1971, le cinéaste capte merveilleusement l'air du temps de son époque en montrant ces jeunes gens aux cheveux longs et en réservant même quelques intermèdes musicaux où le son des tambourins se mêlent à celui des guitares sèches) et totalement intemporel. Marthe est davantage une pure incarnation de l'idéal féminin (d'où cette volonté de magnifier son corps) tandis que l'amant qui réapparaît comme un fantôme à la fin du film est le symbole de la fatalité et de la frustration amoureuse.

Le temps de quelques nuits, entre chien et loup, Jacques a cru pouvoir approcher l'amour absolu auquel chacun d'entre-nous rêve.

Ce n'était malheureusement que le plus beau des songes...


NB : À lire, même si elle m'a donné après coup l'envie de supprimer ma médiocre contribution, la magnifique note écrite sur ce film par le même Joachim.

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