Les Straub au travail
Où gît votre sourire enfoui ? (2001) de Pedro Costa avec Jean-Marie Straub, Danièle Huillet
Une petite confidence avant de commencer : mis à part les films que je chronique ici, je ne regarde jamais la télé et le peu que j'écoute à la radio (France-Info faisant office de réveil matin !) suffit généralement à m'énerver pour la journée. Eh bien à une époque où ne cessent de jacasser d'innombrables individus gonflés de leur absolue insignifiance (vous avez feuilleté quelques pages du dernier torchon de l'infâme menteur/falsificateur/révisionniste Philippe Val ? Vous avez entendu l'abominable ordure Kouchner se réjouir de l'élection du nouveau président yankee en donnant l'impression qu'il était la principale cause de cette victoire et en soulignant les similitudes du style dudit président avec notre nabot national ? Vous avez lu tous ces titres de journaux, de l'humanité au figaro se féliciter de la victoire d'Obama -comme si ça allait changer vraiment les choses !- et donner sans vergogne des bons points de « démocratie » aux américains, en oubliant qui était à la tête de notre pays ?), où nous sommes constamment abreuvés de discours pontifiants visant à instituer plus de lois, de règlements et de cellules psychologiques pour défendre les droits des otaries, des nains tétraplégiques ou la parité homme/femme chez les chauffeurs routiers ; je peux vous assurer que ça fait du bien d'entendre une parole incroyablement vive et intelligente : la parole des Straub.
Il ne paie pourtant pas de mine, le père Straub, avec ses allures de « plouc » et son bon sens ouvrier, son accent à couper au couteau, sa chemise à carreaux et son éternel mégot aux lèvres. Et pourtant, il connaît aussi bien Hölderlin que Cézanne et lorsqu'il évoque Pavese ou Vittorini, c'est à la fois lumineux et passionnant. Et il ne faut pas oublier la regrettée Danièle Huillet, petite fourmi ouvrière du couple, qui reprend parfois son époux, l'houspille (« Taisez-vous, Straub ! ») et complète avec une incroyable complicité ses propos.
Dans le cadre de la collection Cinéma de notre temps, Pedro Costa a tourné un documentaire sur les Straub pendant qu'ils montaient les rushes de leur film Sicilia ! (l'un de leurs plus beaux parmi les rares que j'aie pu voir). Tous les films de cette collection ne sont pas forcément réussis (j'ai un souvenir d'un assez soporifique portrait de Chabrol) mais lorsque se rencontrent devant et derrière la caméra des cinéastes ayant des points communs, c'est souvent passionnant. Or entre le réalisateur portugais de l'intéressant Ossos (je n'ai pas vu les derniers films qu'il a pu tourner et qui ont fait couler beaucoup d'encre) et les Straub, c'est peu dire qu'il y a une véritable communauté d'esprit.
Voir les Straub au travail est une chose assez fascinante. D'abord parce qu'il y a, je viens de le dire, cette parole intransigeante mais toujours fine et stimulante du cinéaste qui nous change du robinet d'eau tiède de ces gens n'ayant aucune pensée de cinéma. Cet incroyable moment où Straub définit ce qu'est la « forme » d'un film (qui ne peut naître que d'une idée et d'une matière) devrait être passé en boucle à ceux qui se laissent aveugler par quelques effets visuels bien voyants et qui estiment qu'il y a plus de mise en scène chez un nullard comme Avary que chez Renoir !
Ensuite parce que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet forment un couple bien singulier, qui se vouvoie toujours après 40 ans de vie commune et qui se complète parfaitement.
Enfin, parce qu'on perce (un peu) le secret de leurs œuvres. A priori, le montage n'est pas le premier aspect que j'aurais mis en valeur dans le travail des cinéastes (j'aurais volontiers parlé de leur sens du cadre, de la distanciation brechtienne, de la diction des comédiens...). Un œil peu attentif verrait, dans leurs films, se succéder de « gros blocs » de temps. Or il faut voir la minutie avec laquelle ils travaillent le montage, connaissant parfaitement les « règles » classiques (que Straub appelle « la rhétorique » et qu'il voit déjà chez Chaplin) tout en l'abordant de manière « moderne » (c'est d'ailleurs pour ça, souligne-t-il, que contrairement à Hitchcock, ils n'ont quasiment jamais eu recours à une script-girl !). Pendant de longues minutes, les voilà qui observent le moment où « un sourire [...] monte dans les yeux» du comédien et qui cherchent le point précis où se fera le raccord. C'est un parfait travail de « sculpteur » qui modèle la matière filmique, s'émerveillant de l'intervention du hasard (un papillon qui rentre dans le champ) et cherchant toujours à trouver des solutions sans « tricher » avec le Réel (voir la manière dont le cinéaste ironise sur ces « confrères » qui font leurs raccords grâce à des nappes sonores ou des boucles musicales).
Où gît votre sourire enfoui ? est tout simplement une très grande leçon de cinéma.
NB : En bonus, quelques extraits d'entretiens avec les Straub que l'on peut voir en ligne ici ou là (n'hésitez pas à regarder jusqu'au bout celui-ci : la fin est vraiment savoureuse).