Le monde est une scène
Tous en scène (1953) de Vincente Minnelli avec Fred Astaire, Cyd Charisse
Même si Chantons sous la pluie est un film admirable en tout point et qu'il bénéficie sans doute d'une renommée supérieure auprès du « grand public », Tous en scène parvient à le supplanter dans mon cœur et représente pour moi la quintessence de la grande comédie musicale et du cinéma classique en général.
Nous sommes dans les années 50 : Hollywood subit désormais la concurrence de la télévision et déploie ses derniers feux en jouant la carte du fastueux (technicolor, scope...). Au sein des studios de la MGM, le producteur de génie, Arthur Freed, va renouveler à jamais le visage de la comédie musicale américaine. Outre les chefs-d'œuvre de Minnelli (Brigadoon, Un américain à Paris...), c'est à lui que nous devrons les films du duo Kelly/Donen (Chantons sous la pluie, Beau fixe sur New York...) et quelques pépites moins fameuses mais néanmoins savoureuses (la belle de Moscou de Mamoulian avec Cyd Charisse).
Le « style » Arthur Freed ? Des productions luxueuses et raffinées, subtil mélange entre le pur divertissement hollywoodien (le magnifique numéro That's entertainment) et une pincée de culture « classique » européenne (Fred Astaire collectionne ici les toiles impressionnistes, ces mêmes tableaux qui serviront de toile de fond au mémorable final d'Un américain à Paris). Et bien entendu, la confiance accordée à un cinéaste de génie comme Minnelli qui parvient avec Tous en scène à une sorte de perfection lorsqu'il s'agit d'évoquer le thème qui lui est cher du rapport de l'art à la vie.
Le film débute d'une manière presque « réaliste » en ce sens qu'il fait un point lucide sur l'état de la comédie musicale à un moment donné. Tony Hunter (Fred Astaire) est une star vieillissante, dont les succès sont déjà loin. Il arrive à New York mais les journalistes qui se précipitent pour accueillir le train attendent en fait... Ava Gardner qui fait ici une apparition délicieuse. Tony est engagé pour un spectacle musical qui devient vite, sous la férule d'un metteur en scène intellectuel, une variation pompeuse sur le mythe de Faust. Minnelli nous fait alors partager le « quotidien » des artistes, la difficulté de leurs représentations corroborée par le fait que Tony s'accroche dans un premier temps avec la jeune première Gabrielle Gérard (Cyd Charisse)...
Art noble contre art « populaire » ? Minnelli détourne ce faux problème, pourvoyeur de tous les clichés démagogiques pour lui préférer une réflexion sur les rapports entre l'Art et la vie. Pour lui, la différenciation entre art majeur et art mineur s'estompe automatiquement dans la mesure où la vie est déjà une scène et où chaque instant offre à l'individu son lot de représentations.
Malgré les décors absolument somptueux du film et les fastes de sa mise en scène, Tous en scène est presque un film « réaliste » dans la mesure où le faux s'affiche toujours comme tel. Nous sommes dans un univers de carton-pâte mais qui soudain peut nous ouvrir les portes de la fiction. Inversement, les passages réalistes du film (les séquences dansées ou chantées qui interviennent hors du cadre du spectacle musical et des répétitions) peuvent soudainement basculer, grâce à la danse et la musique, dans une somptueuse irréalité qui traduit quand même les élans et la vérité des personnages. Vous vous doutez que je veux en venir au fameux numéro Dancing in the dark, sans doute l'une des plus belles scènes de toute l'histoire du cinéma.
Après que leurs relations soient parties sur des bases catastrophiques, Gabrielle et Tony se réconcilient et vont faire une balade dans Central Park. Ils traversent une piste de danse mais c'est en continuant d'avancer que leur marche devient pas de danse. Gabrielle débute le mouvement et Tony s'accorde tout de suite avec elle. Ils exécutent alors un numéro magique où la danse exprime génialement la parfaite harmonie du couple naissant. Par un art incroyablement subtil de la transition, Minnelli est parvenu à mêler le réel et le rêve, le mouvement et le sentiment. Les regards hébétés et heureux des deux comédiens à la fin du numéro (jamais l'expression « être sur son petit nuage » n'aura été mieux illustrée) le disent clairement : ils viennent de faire l'amour et Dancing in the dark peut se lire comme l'une des plus sublimes scènes « érotiques » qui soit (sublime parce que sublimée).
Cet art de la transition que Minnelli porte à son plus haut point est l'art du cinéma classique hollywoodien, capable dans ses grands moments de nous plonger, à partir de quelques bouts de décors, dans les plus merveilleux univers fictionnels. Le grand numéro final, où Cyd Charisse est d'une beauté et d'une sensualité à couper le souffle (il faudra que je pense à faire quelques captures d'écran pour la rubrique « icône » !) est parfaitement emblématique. Théoriquement, nous sommes sur une scène de théâtre avec un décorum assez basique, mais très vite nous abandonnons le point de vue du spectateur du show pour entrer dans un dédale de décors qui font prendre corps à une véritable fiction. L'espace du simple décor théâtral se change en un véritable espace cinématographique que Minnelli explore avec une grâce et une élégance à nulle autre pareilles.
Si je n'étais pas pressé par le temps (un autre film m'attend dans à peine trois quarts d'heure !), je vous dirais mille autres choses sur ce film : la qualité de son interprétation, l'humour constant qui règne en maître, le jeu savoureux sur l'âge de Fred Astaire qui dit aussi, d'une certaine manière, l'inquiétude d'un genre voué à la disparition et qui brille ici de ses derniers feux...
Et puis Cyd ! Ah Cyd !(pardon, c'est mauvais !)...(soupirs !)
Enfin, vous m'avez compris : Tous en scène est un film parfaitement euphorisant. Un chef-d'œuvre parmi les chefs-d'œuvre et l'on ne s'en lasse pas...