Déloger l'animal
Deux sœurs (2003) de Kim Jee-Woon
Curieusement, c’est au beau livre de Véronique Ovaldé, déloger l’animal, que m’a fait penser ce film coréen. Pourtant, les deux œuvres n’ont rien à voir sauf qu’elles sont construites à partir des projections mentales d’une adolescente tentant de reconstruire le réel à partir des visions fragmentaires de son expérience. Et dans le livre comme dans le film, c’est l’absence de la mère qui déclenche ce processus mental et qui fait voler en éclats contradictoires la perception que nous pouvons avoir de la réalité.
Raconté de cette manière, Deux sœurs pourrait être un lourd pensum psychologique mais Kim Jee-Woon a le bon goût de traiter son récit par le biais du genre et donc de la mise en scène.
Deux jeunes filles, Su-Mi et Su-Yeon sont de retour dans la vaste demeure familiale. Elles sont accueillies par une belle-mère aussi onctueuse qu’autoritaire et par leur père, homme préoccupé et visiblement absent. Sans raison apparente, l’angoisse s’installe : Su-Yeon se lève avec des bleus aux bras, Su-Mi est assaillie par de terrorisants cauchemars et un fantôme verdâtre fait son apparition… Film de genre, donc ; qui adopte très habilement les nouvelles recettes de l’épouvante extrême-orientale. A la manière de K.Kurosawa (Kaïro, Séance) ou de H. Nakata (Ring, Dark water); Kim Jee-Woon instaure un climat angoissant grâce à un sens très sûr du cadre et de la mise en scène. Chaque recoin de la maison devient menaçant, les armoires semblent renfermer de terribles secrets et les tentures abriter un mystère. Le cinéaste joue volontiers avec la profondeur de champ pour déstabiliser notre orientation spatiale dans la maison (un couloir donne soudain l’impression de ne plus se terminer). Les esprits chagrins regretterons justement un côté « recette » qui commence à avoir un goût de déjà-vu (avec ces moments où le cinéaste prend bien son temps pour oppresser le spectateur avec des gros plans étouffants pour soudain faire sortir une main avec un effet sonore adéquat qui ne manquera pas de causer des arrêts cardiaques) sauf que Kim Jee-Woon les applique avec une maestria et une efficacité qui forcent le respect. Sans exagérer, Deux sœurs est un film qui réserve des moments vraiment flippant sans avoir recours à de gros effets horrifiques, en jouant habilement sur le hors-champ et la suggestion. Rien que pour cette fidélité au genre, il mériterait d’être vu.
En plus de cela, c’est un film diablement intelligent. Difficile d’en livrer une analyse exhaustive car il faudrait déflorer le scénario et c‘est également du côté puzzle de l’intrigue que naît le plaisir du spectateur. Même si le principal pot aux roses du récit est assez facilement devinable (surtout pour quiconque a vu l’autre, le très beau film de Robert Mulligan), le film réserve quelques surprises que je m’en voudrais de vous dévoiler. Mais ces surprises ne viennent pas seulement du scénario mais également de la manière dont le cinéaste les agence par la mise en scène, en isolant un personnage par le cadre, en brouillant les repères spatio-temporels, en jouant sur le passage flou entre le réel et l’imaginaire. En proposant une retranscription de la réalité qui épouse les visions perturbées de Su-Mi ; il fait d’un habile film de genre un conte initiatique et cruel de l’adolescence.
On croisera une figure de l’ogre (la belle-mère) et le thème de l’abandon (ce père désabusé) et les fantômes du passé se mêleront au passage à l’âge adulte (avec les motifs du sang menstruel et du rejet des figures parentales).
La beauté de Deux sœurs, c’est également d’éviter le côté « bouclé » du scénario. Si nous aurons des explications à la fin du film, certaines choses resteront dans l’ombre et laisseront planer une ambiguïté parfois vertigineuse : qui est vraiment cette belle-mère ? quelle est la raison de la crise d’épilepsie de cette femme venue en invité dans la maison ? Su-Mi arrivera t’elle à guérir ? que deviendra t’elle à la fin du film ?
Autant de questions qui planent sur ce film mystérieux et fascinant qui renvoient aussi bien aux angoisses les plus classiques du film de genre qu’aux vertiges les plus impénétrables de l’adolescence…