Ascension sociale
Monte là-dessus (1923) de Fred Newmeyer et Sam Taylor avec Harold Lloyd
« Quel est le premier film que vous avez vu ? » Voilà le genre de questions auxquelles nul cinéphile ne peut espérer couper (moi même, je ne désespère pas qu’on me la pose lorsque j’aurai acquis une renommée qui ne peut plus désormais m’échapper, hum…). Et bien pour ma part, j’aurais un mal fou à y répondre. Je n’en ai aucune idée ! Mais, en revanche, je garde en mémoire ces délicieuses soirées où mon père nous projetait des petits films en super 8. Outre les films familiaux, nous avions droit également à des dessins animés et à quelques films burlesques. C’est comme ça que je me souviens qu’Harold Lloyd était certainement mon comique préféré quand j’étais gamin. J’ai donc vu très jeune Monte là-dessus (par contre, je ne suis pas en mesure de certifier que j’ai vu ce titre en projection Super 8 mais cela n’a pas grand intérêt) et je l’ai redécouvert avec la même jubilation.
Harold Lloyd, c’est le comique élégant , le jeune homme tiré à quatre épingles et l’air constamment dans la lune. Rien à voir avec le vagabond céleste Chaplin ou le clown impassible Keaton. Sauf que comme tout acteur burlesque qui se respecte, c’est un être inadapté au monde et qui subit sans arrêt les agressions de l’univers qui l’entoure. C’est très frappant dans Vive le sport, autre classique de Lloyd sur lequel je suis tombé le temps d’une scène où l’acteur disputait une partie de football américain. Tout de suite, on remarque son accoutrement, différent de celui porté par les deux équipes. L’acteur burlesque, quoiqu’il fasse reste un électron libre et une figure singulière au sein du corps social. C’est une première chose.
Deuxième chose : Monte là-dessus frappe par le soin accordé à la mise en scène (alors que c’est souvent le point faible des comiques qui ne réalisent pas leurs propres films, qu’on pense aux Marx ou à Laurel et Hardy). La première scène est assez significative : un intertitre nous annonce qu’Harold part pour un long voyage et nous le voyons filmé derrière les barreaux d’une grille. Dans la profondeur de champ, une corde nouée laisse penser qu’il s’agit d’une exécution capitale. Or, en changeant d’axe, la caméra nous révèle que nous sommes sur le quai d’une gare et que notre héros fait ses adieux à sa fiancée. Le gag est né du cadre et de l’échelle des plans successifs : c’est beau ! (raconté comme ça, non ! mais à l’écran, si…).
On constatera tout au long du métrage cet effort pour trouver des gags « cinématographiques » (et ne relevant pas de la pure clownerie ou du music-hall) : jeu avec la profondeur de champ (certains gags ont lieu au second plan), construction de scènes en trompe-l’œil (la longue escalade du building est un sacré morceau d’anthologie) , trouvailles visuelles incessantes (Harold qui devine qu’un flic le suit grâce à son ombre, la nourriture qui disparaît à mesure que notre héros dépense ses sous pour des cadeaux à sa promise…).
Le génie du film, c’est d’être arrivé à trouver une métaphore visuelle (source d’innombrables gags) à la situation sociale d’Harold (inadaptée, je le rappelle pour ceux qui n’ont pas suivi). Car que raconte ce film : l’histoire d’un jeune homme pauvre qui veut épouser une belle jeune fille en lui faisant croire qu’il a une situation importante. L’escalade de l’immeuble devient l’image de son rude combat mené pour gravir les échelons de la réussite sociale. Occasion par là même de railler un monde où l’amour a abdiqué ses prérogatives face aux valeurs dominantes les plus répugnantes : le culte de la réussite, de l’argent et du paraître. De manière moins frontale que Chaplin, Lloyd critique lui aussi « les temps modernes » et l’avènement d’un capitalisme inhumain (pléonasme).
Ceci dit, j’interprète pour mon plaisir mais n’allez pas vous détourner du film pour ça. Ca reste avant tout, comme on dit, un monument de drôlerie qui culmine dans cette fameuse escalade où Harold se retrouve suspendu à une horloge après avoir été malmené par un chien, des pigeons et toute sorte de fâcheux (ils sont légions dans nos sociétés !).
Un bijou du cinéma burlesque muet que je redécouvre (le genre) avec un bonheur inentamé !