Sur les traces de Robinson
Les naufragés de l’île de la tortue (1976) de Jacques Rozier avec Pierre Richard, Jacques Villeret, Maurice Risch
Me voilà de retour mais sans le moindre triomphalisme : l’ordinateur que j’ai récupéré me paraît aussi vérolé qu’une habituée de la rue Saint-Denis et je me demande combien de temps il va survivre. Inch’Allah comme on dit à la maison !
Bref, toujours est-il que je suis bien heureux de reprendre mes notes en vous parlant d’un des plus grands cinéastes français et aussi l’un des plus discrets : Jacques Rozier n’a, en effet, tourné que cinq longs métrages en plus de 40 ans et le dernier est toujours inédit en salle ! (à côté de ça, Michael Youn a tous les écrans qu’il veut lorsqu’il s’agit d’accueillir ses étrons !)
Faut dire que Rozier est peut-être le seul qui soit resté fidèle aux principes de la Nouvelle-Vague : légèreté du tournage, primauté de la vie sur le scénario, goût pour l’improvisation… D’Adieu Philippine à Maine-Océan en passant par le merveilleux Du côté d’Orouët, tous ses films fleurent bon la liberté et un quotidien que le cinéaste parvient à transcender à chaque instant.
Les naufragés de l’île de la tortue ne dépareille pas dans cette œuvre si singulière. Le film est scindé en deux parties. La première est parisienne : Jean-Arthur Bonaventure (Pierre Richard) travaille dans une agence de voyage et a, avec un de ses collègues, l’idée de lancer un nouveau concept de vacances. L’idée de ce circuit « Robinson Crusoé », c’est d’envoyer des touristes sur une île déserte avec comme consignes « démerdez-vous ! ». Concept qui séduit les dirigeants de l’agence qui envoient leurs employés pour tester la viabilité de la formule. La deuxième partie voit donc Jean-Arthur et Petit Nono (Jacques Villeret) à la tête d’un groupe de touristes (où l’on reconnaît un Patrick Chesnais juvénile) mener tant bien que mal une expédition à travers les Antilles…
Résumer l’histoire n’a que peu d’intérêt tant le cinéma de Rozier repose sur des moments « creux », ces petits instants où il ne semble rien se passer et où le cinéaste arrive à capter l’essence de la vie. A titre d’exemple, je citerai dans la première partie une longue scène de lit où Pierre Richard et sa partenaire (une jolie noire) semblent improviser les dialogues et les situations. C’est à la fois très drôle (il y a un quiproquo téléphonique qui s’avère hilarant) et totalement spontané. Toute la mise en scène repose sur cette dilatation du temps, sur cette manière de faire advenir le réel en laissant tourner la caméra plus longtemps que d’ordinaire.
La partie antillaise répond aux mêmes exigences : pas de récit bouclé et de rebondissements spectaculaires, juste une attention extrême au quotidien et aux gestes les plus infimes.
C’est véritablement du cinéma buissonnier, qui fuit les routes balisées pour arpenter les chemins de traverse. C’est plein d’humour et l’on ressent pleinement la fatigue, les joies et l’ennui de ces touristes assez peu aventuriers.
Ce cinéma là est en prise directe avec le Réel, offrant soudain un arc-en-ciel aux spectateurs parce qu’à ce moment du tournage, il y en avait un.
Rare sont les cinéastes aussi tributaires des conditions dans lesquelles s’effectue un tournage. Rozier fait partie de ces gens attentifs aux moindres variations de la lumière et qui peuvent s’émouvoir d’une chute d’eau ou d’un coucher de soleil sur l’océan.
Comme toujours chez lui, cette manière de coller à la réalité et au présent s’accompagne d’une certaine mélancolie. Les vacances dans Du côté d’Orouët avaient un caractère éphémère et ici, on sent que l’utopie d’une vie loin de la civilisation est vouée à l’échec (l’île déserte s’avère habitée et déjà polluée).
Qu’importe, c’est le présent qui intéresse un cinéaste dont les films possèdent un charme à nul autre pareil. Embarquez-vous avec Rozier, c’est le genre de croisière que l’on ne regrette pas…