Danse avec les ours
Grizzly man (2005) de Werner Herzog
Le hasard faisant bien les choses et parce que je suis en train de le lire, c’est à Philippe Muray auquel m’a fait immédiatement songer Grizzly man. Pour ceux qui l’ignorent, le film de Werner Herzog est un documentaire sur Tim Treadwell, excentrique notoire ayant passé les dernières années de sa vie en compagnie des ours, allant même jusqu’à se mettre en scène avec eux et à les filmer avec sa caméra vidéo lors de ses cinq dernières expéditions. Sa fin sera tragique puisque celui qui se présentait comme un défenseur des ours finira dévoré par eux, en compagnie de sa petite amie.
Werner Herzog tente de saisir le mystère de cet homme en s’appuyant sur la centaine d’heures d’images qu’il tourna au cours de son existence et en les entremêlant avec des entretiens de la famille, des proches ou des témoins des derniers jours de ce type décidément pas comme les autres.
Pourquoi songer à Muray, me direz-vous ? Sans doute parce que Treadwell est un symptôme parfaitement caractéristique de cette indifférenciation généralisée que ne cesse de fustiger l’auteur d’Après l’Histoire. Il faut le voir s’approcher des ours (ou des renards) et leur parler comme à des êtres humains (ces inénarrables « I love you »). Treadwell abolit sans cesse la frontière entre l’humain et l’animal et son écologisme vire à un mysticisme d’ordre religieux. Lui-même, dans son combat en faveur des ours (les habitants du coin diront qu’il a fait plus de mal aux bêtes que de bien) n’hésite pas à se présenter comme un « gentil chevalier », un « guerrier du Bien » ; expressions qui disent parfaitement une des vérités de cette époque qui cherche à abolir la différence, l’altérité, la négativité (les ours que fréquentent notre vidéaste amateur devraient, en principe, être aussi inoffensifs que l’ours en peluche avec lequel il dort sous sa tente).
Personnage grotesque, infantile (ses crises de colère, son excitation puérile lorsqu’il court avec les renards…) et souvent ridicule (voir cet hallucinant passage où Treadwell caresse amoureusement une grosse crotte d’ours, ému aux larmes de voir quelque chose d’aussi beau et presque en extase parce que « ça sort d’elle, c’est elle » !), Treadwell n’est cependant pas regardé comme un complet aliéné par Herzog. Et si folie il y a (ce qui est indiscutable, d’ailleurs le cinéaste n’hésite pas à faire appel de nombreuses fois à la raison et critique ouvertement le comportement de son « personnage »), elle rejoint finalement celle des « conquérants de l’inutile » chers au cinéaste. Treadwell ne dépareille pas dans la galerie des fous mégalomaniaques (le plus souvent incarné par Kinski) qu’Herzog a filmé dans Aguirre, la colère des dieux ou Fitzcarraldo. Comme eux, cet « homme grizzly » cherche à défier la nature, à franchir une limite entre la civilisation et la nature.
Pour Herzog, cette tentative est nécessairement vouée à l’échec : écoutons le conclure magnifiquement son « journal de bord » qu’il tint sur le tournage de Fitzcarraldo :
« J’ai regardé autour de moi et la forêt était là, fumante et en colère, dans la même haine frémissante, pendant que le fleuve, dans une majestueuse indifférence et un dédain railleur, coupait court à tout : la peine des hommes, le poids des rêves et les affres du temps. ».
Le cinéaste a pleinement conscience que la Nature n’a rien d’un éden, qu’elle est, sinon hostile, au moins indifférente et que les ours sauvages ne sont pas des animaux avec lesquels on peut batifoler comme avec un chien.
A côté des témoignages durs qu’il peut récolter sur Treadwell (le pilote d’hélicoptère affirmant qu’il a eu ce qu’il méritait), Herzog montre une réelle fascination pour ce personnage allant au bout de sa folie. Comme il le dit lui-même, il cherche à le réhabiliter comme « réalisateur ». C’est sans doute exagéré de prétendre que Treadwell fut un grand cinéaste (notons que celui-ci n’hésite jamais à se « mettre en scène », à refaire les prises, permettant au cinéaste de s’interroger sur le statut du « réalisme documentaire »…) mais il est incontestable qu’il a ramené quelques plans assez stupéfiants de ses expéditions.
D’une part, tous ces plans très bien cadrés où il se met en scène avec les ours et qui renvoient directement à la question du « réalisme » cinématographique et au fameux article de Bazin Montage interdit (pour le dire très schématiquement, dans une scène de confrontation avec des animaux, il faut obligatoirement abolir le montage à un moment donné, que l’homme et la bête partage le même cadre pour qu’on y croit. Or Treadwell partage sans arrêt le cadre avec les ours) ; d’autre part, ces plans où éclatent à la fois la sauvagerie de la nature (un combat d’ours assez époustouflant) et la beauté du hasard (le renard qui vient traverser le champ dans une parfaite diagonale, coupant la ligne imaginaire reliant Treadwell et l’ours).
Pour être tout à fait franc, le cinéma d’Herzog m’a toujours intéressé sans vraiment me passionner. Découvrir Grizzly man (après avoir lu il y a peu Conquête de l’inutile) m’a donné envie de revoir ses grandes fictions et d’approfondir une œuvre que j’ai sans doute un peu sous-estimée…