Les lumières du faubourg (2006) d’Aki Kaurismäki

 

 

Une des raisons, entre mille autres, de se réjouir qu’existe un film comme les lumières du faubourg ; c’est qu’Aki Kaurismäki nous donne l’occasion de réentendre le temps des cerises. C’est tout de même malheureux que nous soyons obligés d’attendre que ce soit un film finlandais qui nous remette dans l’oreille cet hymne. Tout se passe comme si le cinéma français avait élidé tout simplement le peuple des écrans. Oh ! Non pas que tous les films évitent de parler de la misère, de la pauvreté et de l’exclusion ; mais ils le font tous sous une forme didactique, sociologique ou idéologique. Les personnages populaires n’existent que comme « type » destiné à étayer une thèse (Cf. Tavernier, Loach…). Mais où trouve-t-on encore de véritables individus issus du prolétariat ? Où peut-on voir encore ces gens de peu qui, malgré la dureté de la vie, reste digne dans le malheur à l’image de l’inoubliable vagabond créé par Chaplin (ben oui, forcément, avec un titre pareil, vous vous doutiez que la référence allait arriver) ? Où peut-on entendre un discours sur le monde d’aujourd’hui sans que le Réel soit mutilé par la petite lorgnette d’une description notariale du quotidien le plus plat et par le naturalisme ? Qui arrive encore à transcender ce fameux réel par l’Art et parvient à nous en donner une vision stylisée ? Il y avait jusqu’à peu les Straub, quelques fulgurances chez Guiraudie et parfois chez Guédiguian (même si ça devient de plus en plus rare chez lui : songeons à l’assez indigeste Mon père est ingénieur). Il y a surtout Kaurismäki et son cinéma minimaliste qui réchauffe le cœur. C’est dire si cet homme nous est précieux !

 

 

Koistinen est vigile mais espère bien ne pas le rester toute sa vie. Il a en tête le projet de monter sa propre entreprise, ce qui l’éloigne de ses camarades qui le regardent un peu comme un extra-terrestre. Sa vie va basculer le jour où il croise le chemin d’une étrange blonde fatale qui va l’entraîner dans de bien sales aventures. Je ne m’étendrai pas plus sur le résumé de ce film pour ne pas vous gâter le plaisir de la découverte et, surtout, parce que l’essentiel ne réside pas dans le scénario (pourtant habile) mais dans le style de l’auteur.

Les amateurs de Kaurismäki, de toutes ces petites merveilles ayant pour nom L’homme sans passé, Au loin s’en vont les nuages, la fille aux allumettes, J’ai engagé un tueur, Juha ou encore Tiens ton foulard, Tatiana, seront en terrain connu et ne seront pas déçus. On retrouve en effet le ton Kaurismäki, ces personnages presque mutiques qui laissent deviner leurs émotions sans les exprimer. On retrouve également cet humour minimaliste, très pince-sans-rire et froid, qui, personnellement, me réjouit totalement. On retrouve surtout ce sens d’une mise en scène épurée mais admirable de bout en bout. Pas un plan qui ne soit ici pensé et construit avec minutie. Admirez son sens du cadre, la sécheresse de ses raccords et ses ellipses implacables. C’est idiot à dire tant cela devrait être la norme mais ne l’est pas : Kaurismäki n’oublie jamais de faire du cinéma (et les hommages à Bresson n’ont ici rien à voir avec les pompages éhontés d’un Christophe Honoré !).Et c’est par de simples moyens cinématographiques et artistiques qu’il arrive à donner une vision lucide du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Rarement on aura vu traduite de façon aussi sèche la manière dont l’empire du capitalisme libéral asservit et fait ployer sous son joug les prolétaires. Mais encore une fois, Kaurismäki n’assène jamais de discours mais se contente de faire de la mise en scène. Un seul exemple ? Regardez le jeu des regards dans le film. Koistinen est sans cesse à la recherche d’un ailleurs dans le hors-champ mais son regard ne cesse de se heurter à celui des autres : ses collègues, son banquier (très belle scène lapidaire), la société entière. Notre bonhomme n’a pas sa place dans ce monde de requins. Tout le mouvement du film va tendre à suivre son enfermement de plus en plus oppressant. Sans déflorer l’intrigue, voyez simplement cette manière qu’à Kaurimäki d’isoler son personnage des autres par une série de vitres et de grilles.

Le hors-champ (sortir de sa condition) est interdit à Koistinen. Tandis que les maîtres de ce monde (les hommes d’affaires véreux) bénéficient d’une vision panoramique (voir l’appartement luxueux dans lequel ont lieu certaines tractations).

 

 

Cela pourrait tourner à un certain nihilisme mais Kaurismäki ne sombre jamais dans le misérabilisme. Comme je le disais plus haut, son personnage reste toujours digne et élégant. Accusé à tort, il ne rentrera pas dans le jeu de la société et de la police en préférant protéger celle de qui il s’est cru aimé. Il y a quelque chose d’à la fois très drôle et très poignant dans cette drôle d’histoire d’amour qui se tisse sans que rien ne se passe ni se dise. Les sentiments les plus vifs sont difficilement exprimables mais ils transpirent de chaque plan. Tout est dans le non-dit, d’où la finesse d’un film qui distille l’émotion sans appuyer, pour qu’elle reste la plus pure possible. Le cinéaste cadre ses personnages de telle manière qu’on ressente immédiatement le poids de leurs solitudes, comme dans les tableaux d’Edward Hopper à qui il rend d’évidents hommages.

 

 

Kaurismäki nous offre donc une vision très personnelle mais assez lucide du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, où l’argent fait seul office de loi et encourage toute forme de banditisme (à un gorille qui propose à son patron mafieux de se débarrasser de Koistinen, celui ci l’en n’empêche en lui précisant qu’il est « un homme d’affaires, pas un criminel » : il est vrai que la nuance tend de plus en plus à s’estomper !). La beauté du film, c’est de savoir regarder le peuple dans toute sa dignité (regardez le premier plan où des prolos évoquent les grands noms de la littérature russe : il n’y a là aucune ironie chez le cinéaste, juste le souvenir des Gorki, Dostoïevski et Tolstoï et de leur manière de parler du peuple). Ce regard est également dépourvu de misérabilisme et Kaurismäki a le bon goût de ne pas prêcher une certaine résignation mortifère. On sent chez lui bouillonner l’esprit de révolte et cela fait du bien. Même si, encore une fois, cela ne se traduit pas par de grands discours.

 

 

Mais peut-être ces quelques mots ne traduisent pas assez la teneur de ce film à la fois drôle et émouvant (le dernier plan est bouleversant) : celle d’une petite fable d’aujourd’hui mais qui reste toujours à hauteur d’hommes et qui réchauffe le cœur.

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