Au pays des fleurs de la transe
Chamanka (1997) d’Andrzej Zulawski
On a aujourd’hui un peu oublié (à tort) le nom de Zulawski. Sauf erreur, Chamanka est, à ce jour, son avant-dernier film et c’est peu dire qu’il a été très mal accueilli à l’époque. Après avoir réalisé l’essentielle de son œuvre en France, le cinéaste retournait alors dans sa Pologne natale pour réaliser ce film totalement halluciné. Avant de se pencher sur icelui, essayons en quelques mots de définir l’étrange place qu’occupe le cinéma de Zulawski.
Difficile de nier que notre homme soit un auteur, avec son univers et ses obsessions. D’une certaine manière, il est celui qui a incarné, pour le meilleur et pour le pire, ce qui est advenue à cette fameuse « politique des auteurs » à partir de la fin des années 70 et au début des années 80. En rendant compte du festival de Cannes (celui de 1984, me semble-t-il), le critique Serge Daney évoquait à travers quelques films cette évolution de la place de l’auteur à une époque où tout le monde revendiquait cette appellation. Il pointait deux directions opposées : d’une part, un effacement de l’auteur et un retour de la « Qualité France » illustrés par le poussiéreux Un dimanche à la campagne de Tavernier ; de l’autre, une exacerbation du « surmoi auteuriste » dans certains films se limitant désormais à une crispation sur des effets voyants et de signes d’identification immédiate à un univers cloisonné. Daney devinait se dessiner cette tendance à travers deux films : la pirate de Doillon et la femme publique de Zulawski.
Le cinéma de Zulawski, c’est effectivement un vase clôt où se déchaînent les passions les plus exacerbées. C’est parfois passionnant (l’important, c’est d’aimer, Possession, Mes nuits sont plus belles que vos jours, et même le mésestimé La fidélité) ou carrément assommant (la femme publique et surtout ces horreurs que sont l’amour braque ou la note bleue) tant l’hystérie qui tient lieu de mise en scène peut s’avérer étouffante et rebutante.
J’ai tendance à placer Chamanka dans la première catégorie tout en ayant conscience que ce film peut irriter au plus haut point. Jamais autant qu’avec ce film je vois apparaître devant moi des arguments contradictoires qui peuvent se justifier pareillement. Les raisons que l’on peut avoir d’aimer ce film sont nombreuses et ce sont exactement les mêmes qui peuvent nous pousser à le détester.
Difficile de nier, par exemple, que Zulawski n’a pas un univers personnel, qu’il ne décline pas une nouvelle fois, avec un brio certain, les thèmes et obsessions qui le hantent (l’amour absolu, l’état de transe, la mystique du sexe…). Mais le cinéaste outrepasse tellement la bienséance, la psychologie ordinaire qu’on est en droit de trouver cet univers factice et peu crédible.
Difficile également de nier le talent de mise en scène de Zulawski, ses travellings fiévreux, cette manière dont la caméra épouse les états d’âme des personnages et se convulse à leur manière. D’un autre côté, cette mise en scène ne ménage aucune pause, embarque le spectateur dans un ouragan d’hystérie qui peut décontenancer les plus courageux.
L’enjeu dramatique de Chamanka tient en quelques mots : à Varsovie, une jeune étudiante rencontre un anthropologue obsédé par le corps d’un chaman qu’il vient de découvrir. Ce couple va vivre une passion excessive et paroxystique. Ceux qui connaissent Zulawski ne seront pas trop surpris : les personnages ne cessent de courir, tiennent à peine sur leurs cannes, hurlent, se heurtent violemment les uns aux autres…La mise en scène est au diapason de ce mouvement incessant : une caméra sans arrêt mobile, un travail impressionnant sur la photographie, donnant aux décors des allures de géhenne… Zulawski cherche à désarticuler la grammaire cinématographique pour dépouiller le Réel de ses oripeaux naturalistes et psychologiques et sonder les gouffres de l’humain. C’est pour cette raison que ce film ne ressemble à aucun autre (si ce n’est à ceux de l’auteur : on pense beaucoup à Possession) et évoque plutôt certaines expériences littéraires. Dostoïevski, bien entendu ; mais surtout Bataille (pour tout ce que cette quête charnelle possède de spirituelle) , ou encore Artaud et Marcel Moreau (que je viens de découvrir et dont je vous parlerai prochainement dans mon autre blog), c’est à dire ces écrivains qui ont essayé de désarticuler le langage pour accoucher des réalités humaines les plus enfouies. L’image du chaman n’est là que pour étayer l’idée que c’est dans la passion la plus excessive que se livre la dimension spirituelle de l’homme, celle que cherche à mettre en lumière Zulawski dans un monde livré au chaos et au matérialisme le plus dégradant.
Chamanka est un film très perturbant par cette manière de ne montrer les relations humaines que sur le mode de l’hystérie, de ne pas hésiter à aller fouiller les coins les plus refoulés de l’âme humaine (certaines scènes sont assez dures). J’ai trouvé l’expérience plutôt intéressante. Mais seul le temps pourra nous dire si Zulawski est vraiment un visionnaire ou un imposteur…