Journal intime
Le filmeur (2005) d’Alain Cavalier
Il est difficile d’imaginer qu’Alain Cavalier dirigea autrefois de grandes stars (Romy Schneider, Alain Delon, Catherine Deneuve…) et qu’il fut un cinéaste « grand public » (bien que cette expression ne veuille rien dire). Par la suite, il se tourna vers un cinéma de plus en plus intimiste et épuré (Thérèse restant son dernier grand succès dans le genre) avant d’abandonner totalement les circuits traditionnels et se tourner vers les petites caméras vidéos. La rencontre, puis le filmeur sont des sortes de journaux intimes où Cavalier filme les évènements infimes de son quotidien. Et là, fidèles lecteurs, vous me prenez en flagrant délit de paradoxe puisque j’ai beaucoup aimé ce film alors qu’il y a quelques jours, je me suis montré très sévère avec l’autofiction, a priori assez semblable, de Tridivic et Bernard Dancing
Or si ces deux films jouent dans la même catégorie esthétique et économique (des films tournés avec trois francs six sous et une petite caméra numérique), ils représentent, selon moi, deux démarches artistiques radicalement opposées. Je ne vais pas rabâcher mais dans Dancing, l’intime ne débouche sur rien si ce n’est un blanchiment d’un réel dont on aurait gommé toutes les aspérités. Les fantômes sont dressés, l’altérité n’est plus un problème, le monde n’existe plus en dehors du petit cercle étriqué du couple. La démarche de Cavalier dans le filmeur est strictement l’inverse : partir du plus petit (la stricte intimité) pour se confronter au monde et restituer une certaine idée du Réel et de son opacité.
Une scène me semble résumer à merveille tous les flux qui parcourent ce film. Cavalier nous annonce qu’il vient d’apprendre la mort de Claude Sautet et il lui dédie quelques images volées dans les toilettes d’un café. Le projet du filmeur, c’est ça : le trivial (le lieu de tournage) et le sacré (la mort), l’universel (la mort d’un artiste reconnu) et l’intime (Cavalier filme précisément ici parce que des films de Sautet, il se souvient surtout des cafés qu’il a montré mieux que quiconque).
Depuis plus de 10 ans, Cavalier a donc quasiment sans arrêt (mais pas plus de trois heures par jour) une petite caméra entre les mains et filme son quotidien : sa compagne Françoise, ses parents vieillissants, les chambres d’hôtels où il séjourne, son visage tuméfié après des opérations du nez (où des cellules cancéreuses étaient apparues)… Quelques personnes, beaucoup d’animaux et d’objets qui ne constituent pas un récit mais des fragments tirés d’une espèce de journal intime. Le résultat aurait pu être totalement anecdotique (après tout, la vie d’Alain Cavalier ne regarde que lui et ses proches) et qui s’avère, au final, passionnant. Parce qu’à l’inverse de Dancing, le cinéaste ne filme pas l’intime, le quotidien comme une évidence, comme quelque chose de donné mais nous confronte à un tas de question sur notre rapport à l’image (pas seulement le sien), sur le rapport à autrui et nos confrontations aux grandes questions existentielles (l’amour, la mort, le vieillissement, la solitude…Radicalement opposé d’un point de vue esthétique, le film m’a néanmoins fait penser à Cœurs de Resnais).
Premier constat : filmer le réel est un acte violent. Plusieurs fois, on a le sentiment d’une agression lorsque Cavalier pose son regard sur sa compagne (qui, deux fois, se réveille en sursaut parce qu’il lui a fait peur). Le cinéaste a conscience de cette violence mais elle l’obsède également : c’est elle qui le pousse à filmer des cadavres d’écureuils parce qu’il sait leur mort inéluctable et qu’il veut fixer cet instant.
Deuxième constat : le réel ne s’offre pas d’emblée à qui se contente d’enregistrer ce qu’il a dans le champ ; c’est avant tout un travail de reconstruction, donc de mise en scène. Un plan magnifique résume pour moi la réussite parfaite de l’entreprise : Cavalier filme un seau jaune qui s’insère à la perfection dans le rectangle jaune que forme, sur le sol, la lumière du soleil dans l’embrasure d’une porte. La voix-off du cinéaste nous précise que nous trouverons ça sans doute un peu fabriqué mais qu’il a vu de nombreuses fois cette image dans son enfance. Le réel n’est pas la captation magique d’un objet à un moment x mais bel et bien une reconstruction où se mêlent enregistrement direct, mise en scène et réminiscences personnelles (ce n’est pas la madeleine en tant qu’objet qui importe mais les souvenirs qu’elle fait naître dans l’esprit du narrateur de la Recherche du temps perdu). C’est par le « mensonge » qu’on arrive à une certaine vérité et, de ce fait, Le filmeur est un film très intelligemment monté (il faut pour décider de ne conserver qu’une heure trente d’images alors qu’on en a filmé pendant 10 ans !).
Troisième constat : filmer a quelque chose à voir avec l’embaumement. Chez Cavalier, le cadre permet à la fois de fixer des instants de bonheur éphémères (superbe moment où il montre des enfants endormis et chuchote à sa compagne « on a été comme ça »), de leur donner une sorte d’éternité (les bouts de peau volés à Françoise) mais sert également de cénotaphe. Le cinéaste semble recueillir les dernières images de ses parents qu’il n’ose parfois pas approcher (la mère qu’on entraperçoit dans l’embrasure d’une porte). Ce qui est dans le champ semble frappé de « mort ». D’où ce moment un peu étrange lorsque Cavalier filme une poule et lui lance qu’elle sera sauvée si elle sort du champ. Hors-champ, il y a la vie et le monde.
La beauté du Filmeur vient aussi de cette manière qu’a le cinéaste de laissé ouvert son film au monde. De manière basique, ce sont ces animaux qui surgissent soudain dans le champ, le hasard qui ordonne le plan. Mais c’est également les évènements qui défilent à l’arrière-plan du film, qu’ils soient d’ordre général : le 11 septembre, la défaite de la France contre le Sénégal, la mort de Sautet… ou individuel : la maladie, la mort du père, l’histoire qui refait surface dans ce moment assez hallucinant où Cavalier retrouve le contrat d’installation d’une ligne téléphonique de ses parents en 1943 (je ne révèle pas sa découverte au cas où vous regarderiez, je vous le conseille, ce film). Il n’y a rien d’étriqué ou de narcissique dans ce film mais une capacité d’émerveillement et d’incompréhension face au monde qui nous entoure assez sidérante.
Il faudrait aussi parler des rapports entre la parole et l’image (comment énoncer ce que l’on voit ? Comment traduire une énonciation non par les mots mais par un jeu de cadres ?) , de l’humour délicieux de ce film (Cavalier filmant un rouleau de papier toilette fixé d’un hôtel et le décrivant de manière savoureuse…), de beaucoup de choses encore (la culpabilité, la peur de la vieillesse…) mais je me suis déjà trop étendu sur ce film gracieux qui ne ressemble à rien de déjà-vu.
A un moment donné, Cavalier filme en gros plan les « séquelles » de l’opération sur son visage (il a vraiment une tête à faire peur !). Emerveillé une fois de plus, il se demande comment certains osent faire des effets-spéciaux en nous montrant que ses cicatrices, c’est « inimitable ».
C’est le terme qui me vient à l’esprit quand je songe à ce film et il me semble le plus adéquat pour conclure cette note maladroite.