Art brut
Cinéastes à tout prix (2004) de Frédéric Sojcher
S’il reste un pays sur cette planète où l’on persiste à ne rien faire comme tout le monde, c’est bien la Belgique. Pour preuve, cet excellent petit documentaire (1 heure 06) consacré à trois cinéastes belges hors du commun : Max Nauveaux (je ne suis pas certain de l’orthographe), ancien résistant obsédé par la guerre et qui a réussi à bricoler d’incroyables films de guerre tournés avec des balles réelles ; Jacques Hardy, ancien professeur d’économie reconverti dans de savoureux pastiches (une version d’Astérix dans la Basse Meuse, un Mon curé chez les sorcières qui doit valoir son pesant de fous-rires…) qu’il réalise avec la complicité de ses amis (dont un fabuleux sacristain au rire « démoniaque ») ; enfin, l’hallucinant Jean Jacques Rousseau, cinéaste cagoulé et admiré par les cinéphiles déviants (Godin, Bouyxou) qui tourne depuis des décennies des films horrifiques et/ou d’action dont Frédéric Sojcher précise qu’il est impossible, lorsque nous voyons un plan d’un de ses films, de deviner celui qui va suivre tant notre bonhomme jette aux orties toutes les bases minimales de la grammaire cinématographique.
Je parle rarement ici des films documentaires et je reviendrai peut-être un jour plus en détail sur ce qui me semble nécessaire pour que ce genre soit réussi. Disons simplement qu’il faut éviter deux écueils principaux : le premier, celui d’ériger les personnes filmées en symboles, de les réduire en simples preuves d’une démonstration idéologique (Cf. Yamina Benguigui). Sojcher aurait pu ici prendre ces trois hurluberlus comme symbole d’un artisanat vaillant qui persiste à lutter contre l’industrie forcément répugnante du cinéma. Il ne le fait pas : un bon point. Le deuxième écueil, c’est celui de l’épinglage. Ce sont ces documentaristes qui se placent au-dessus des gens qu’ils filment et qui placent le spectateur « du bon côté » (celui des rieurs).C’est parfois le cas de Michael Moore dans ses pires moments, ceux de Fahrenheit 9/11 par exemple ! Il aurait été très facile dans Cinéastes à tout prix de se moquer de ces trois amateurs à côté de qui un Jean Rollin ou un Ed Wood paraissent de rares virtuoses. Or si l’on rit devant ce film (il est vraiment très drôle), ce n’est jamais d’un rire moqueur mais d’un rire empathique. On rit avec (et non pas contre) ces drôles de types passionnés qui ont passé leurs vies au service du cinéma.
Le regard que Sojcher porte sur ces trois cinéastes est un peu le même que celui porté par Tim Burton sur Ed Wood. Ils arrivent à nous faire réfléchir sur le statut même de ce mot « cinéaste ». Qui est le plus « cinéaste » : un anonyme tâcheron qui va réaliser avec énormément de moyens une production débile pour Luc Besson ou celui qui, malgré un absolu manque de financement, va réussir à force de persévérance (il faut voir Nauveaux parlant des inventions qu’il a du bricoler pour parvenir à développer lui-même sa pellicule ou réaliser le mixage sonore de ses films) à accoucher des images dont il a rêvé. On se souvient de cette belle idée qu’eut Burton de faire se croiser Welles et Ed Wood dans son film. Ici, Rousseau déclare que s’il avait eu les moyens de Spielberg, il aurait pu tourner les films que ce dernier a réalisés (peut-être même mieux, précise t-il) alors que, continue-t-il, Spielberg aurait été bien incapable de tourner les films de Jean Jacques Rousseau s’il s’était lui aussi retrouvé sans argent !
Cinéastes à tout prix est un grand film sur la passion. Il faut voir Nauveaux regardant un de ses films et rejouant tous les dialogues de ses personnages : on voit alors un grand gosse perdu dans son univers imaginaire et sa passion a quelque chose de très touchant. Idem pour Rousseau qui nous présente une maquette en racontant qu’en jouant sur des raccords rapides entre cette maquette et les plans réels des acteurs, il est parvenu à rendre invisible le trucage (ce que les images dudit film démentent rapidement !). Là encore, il y a cette joie de l’enfant qui joue avec ses jouets.
Frédéric Sojcher, qui était présent dans la salle, nous a expliqués comment ces films ont été diffusés en Belgique. Nauveaux, qui n’a tourné que des films de guerre, a bénéficié d’un circuit de distribution un peu particulier puisque ses films ont surtout été projetés dans les casernes et les gendarmeries ! Jacques Hardy, représentant unique d’un cinéma purement local (les environs de Liège), organisait des projections avec tombola pour attirer un public déjà curieux de voir un film où les gens du coin avaient tourné (outre l’ineffable sacristain, on se souviendra également de l’émouvante petite gendarmette qui pu, grâce à ce cinéaste, réaliser son rêve de devenir actrice). Quant à Jean Jacques Rousseau, il renoua avec la tradition foraine du cinéma primitif en engageant un bateleur et en organisant des spectacles avant la projection de ses films. En outre, certains d’entre eux furent projetés à « l’étrange festival » et l’un fut même diffusé sur Canal +. On peut dire que c’est le plus connu des trois (c’est le seul dont j’avais entendu parler avant de voir ce film).
Pour conclure, on verra dans ces trois bonhommes exceptionnels un nouvel avatar de ce surréalisme belge qui nous réjouit tant. Il n’est pas étonnant que Sojcher soit allé recueillir les témoignages de Noël Godin (grand admirateur de Rousseau à qui il a prêté son jardin pour le tournage d’un film) ou de Benoît Poelvoorde qui exprime ici sa stupéfaction admirative pour un cinéaste qui ose commencer son film (le diabolique docteur Flak) par un carton « 20 ans après » alors qu’on n’a rien vu auparavant ! De fait, ces films qui ne ressemblent à rien d’identifiable sont au cinéma ce que les œuvres de Dubuffet sont à la peinture ou le palais du facteur Cheval à l’architecture : l’expression d’un art brut qui ne doit rien au domaine culturel si normatif. Rousseau, ancien ouvrier et parfait autodidacte, se définit lui-même comme le « cinéaste de l’absurde ».
Que de telles œuvres puissent encore exister aujourd’hui, voilà qui met du baume au cœur. Le mérite de ce film est de nous avoir permis de les découvrir un peu et de nous avoir mis l’eau à la bouche. Inutile de dire que je rêve désormais de voir ces œuvres bricolées. Espérons qu’une chaîne câblée nous permettra un jour d’assouvir ce désir…