Théorème nippon
Visitor Q (2001) de Takashi Miike
Je n’avais jusqu’à présent vu aucun film de Takashi Miike et je peux difficilement nier que la découverte de ce Visitor Q m’a fait l’effet d’un électrochoc. Réalisateur prolifique (30 films en 10 ans), Miike est sans doute l’un des réalisateurs les plus déjantés de l’époque, tâtant un peu tous les genres (du film de yakusa avec la trilogie Dead or alive au film d’horreur avec Audition en passant par des adaptations de manga), n’hésitant pas à en rajouter dans l’hyper violence, le mauvais goût et la provocation.
Petit film tourné en quelques jours et en vidéo, Visitor Q ne déroge pas à la règle. Sous le prétexte de réaliser une sorte de Théorème nippon (les conséquences sur une famille de l’arrivée d’un étrange visiteur venu de nulle part), Miike nous offre un tableau apocalyptique de la famille japonaise aujourd’hui. Vous êtes bien accrochés ? C’est parti : le père ne cesse de tourner des films vidéos pour témoigner de la réalité de la jeunesse contemporaine et, incidemment, couche avec sa fille, une lycéenne qui se prostitue (et traite son paternel d’ éjaculateur précoce !). La mère se prostitue également, se pique à l’héroïne et se fait violemment battre par le fils de la famille (qui doit avoir 12 ans au maximum). Sans doute peut-on supposer que le jeune adolescent cherche à se venger des humiliations incessantes que lui font subir ses camarades de classe (bastonnades régulières, arrosages à l’urine, attaques de sa maison à coups de feux d’artifices et de pétards…) Vous en avez assez ? Ce n’est pas tout : on aura le droit également au meurtre d’une femme suivi du viol du cadavre (tant qu’à faire !), à une hallucinante séquence où l’étrange visiteur pressure la poitrine de la maman pour faire gicler le lait maternel (la lactation semble obséder Miike puisqu’un documentaire qui lui était consacré montrait un extrait de Gozu où l’on retrouve une scène de ce type) et à un joyeux final où les écoliers tortionnaires se font à leur tour fendre le crâne par les parents déchaînés !
Une fois tout cela su, on peut légitimement se dire que ce genre de spectacle relève moins du cinéma que de l’hôpital psychiatrique et passer son chemin. Ca serait pourtant dommage. Car si l’on accepte les partis pris délibérément provocateurs de Miike (qui n’ont d’ailleurs pas passés le cap de la censure japonaise puisque les organes génitaux des comédiens sont sans arrêt masqués par un crapoteux petit flou) ; Visitor Q s’avère plutôt intelligemment filmé et énonce quelques vérités pas si anodines qu’elles pourraient en avoir l’air.
Plus que Starship troopers, voilà un film qui me paraît, à l’instar des livres de Bret Easton Ellis, montrer avec force l’ampleur de l’horreur libérale. Miike filme un monde où ne règne que la loi du plus fort (cruelle scène entre les ados où le groupe martyrise le plus faible) et la seule conscience du fric (tout est monnayable, y compris le corps des lycéennes). Alors que l’ange pasolinien arrivait dans la famille bourgeoise pour faire exploser le carcan des conventions ; le visiteur Q arrive après le désastre (une famille ravagée et explosée) et tente de recoller les morceaux en usant la manière forte (oui, je ne l’ai pas précisé mais ce brave homme assomme les personnes qu’il rencontre avec un gros pavé). Pour le cinéaste, la réconciliation ne peut s’opérer qu’autour du lait maternel et le mystère de la vie renaissante qu’il symbolise.
Takashi Miike est de la même génération que Tsukamoto (Tetsuo, Tokyo fist) et il ne serait pas idiot de parler d’une vague « cyber-punk » du cinéma japonais. « Punk », Miike l’est assurément (du moins, il partage la même vision résolument nihiliste de ce mouvement). Mais il s’avère moins obsédé par la technologie que son collègue et vise plutôt la farce grotesque et l’humour noir le plus trash. Si l’on accepte les règles d’un jeu délibérément outré et choquant ; on peut goûter à l’humour glauque du film. La scène du viol du macchabée est l’une des choses les plus barrées qu’il m’ait été donné de voir au cinéma (et pourtant, j’ai vu toutes sortes de choses en plus de 15 ans de cinéphilie aiguë !) Nonobstant un délicat moment où notre « éjaculateur précoce » croit faire mouiller la morte avant de se rendre compte qu’en fait, ce sont les sphincters qui ont lâché (pardon pour les détails mais le cinéaste ne nous les épargne pas !), ce dernier se retrouve pendant un bon bout de temps coincé dans le corps qui se rigidifie. D’où une séquence totalement burlesque d’un absolu mauvais goût (le John Waters des débuts ne l’aurait pas renié !) pour tenter de décoincer notre pauvre type.
Les amateurs de poésie délicate et « subtile » passeront leur chemin ! Mais pour ceux qui se sentent prêt à affronter le coup de poing dans la gueule, Visitor Q sonnera comme le signal d’alerte de quelqu’un qui voit très bien les pulsions ressurgir derrière l’horreur d’un monde unifié qui ne cherche désormais qu’à policer les apparences pour masquer la violence intrinsèque du modèle sur lequel il est bâti…