Smoke gets in your eyes
Smoke (1994) de Wayne Wang avec William Hurt, Harvey Keitel, Forest Whitaker
Les plus jeunes d’entre-vous ne se souviennent certainement pas que ce film fut un mini-événement lors de sa sortie. Certains s’enthousiasmèrent pour un chef-d’œuvre destiné à trôner parmi les classiques du septième art (je me souviens encore des dithyrambes de Télérama), d’autres crièrent à l’imposture et au film toc. Qu’en reste-t-il dix ans plus tard ? Pas grand chose ! Le film semble un peu oublié, Wayne Wang réalisera à la suite de ce coup d’éclat quelques navets dont je suis bien incapable de me remémorer les titres et Paul Auster persistera également dans le cinéma (écriture et réalisation) le temps de quelques films qui resteront moins dans les mémoires que son œuvre littéraire.
Mais revenons à Smoke que je n’avais jamais vu. Il n’est pas rare, lorsque les opinions sont franchement tranchées sur un film, que la mienne parvienne à se situer à équidistance des deux pôles opposés. Smoke est un cas typique car je vois très bien les défauts de ce film tout en parvenant également à lui trouver de nombreuses qualités.
Là où, à mon sens, le film pêche énormément, c’est du côté du scénario. Non pas qu’il soit mal écrit (au contraire) ou inintéressant mais il me semble qu’on ne voit que ça. Pourtant, Auster et Wayne Wang jouent la carte du récit « choral » (plusieurs personnages qui se croisent dans un quartier de New York, en particulier chez le buraliste Auggie incarné par Keitel), du scénario ouvert (le film ne cherche pas à boucler toutes les micros-histoires qu’il entame). On sent cette volonté de ne pas appuyer sur les choses, de tracer un tableau impressionniste d’un petit bout de quartier et de scruter de la manière la plus légère qui soit les individus qui l’habitent. D’où cette image de la fumée de cigarette et ce désir de ne pas fixer les choses mais de peindre des sentiments évanescents, des douleurs cachées, des désirs enfouis. Intentions louables sauf que les ficelles sont horriblement voyantes. Les personnages sont tous chargés d’un passé forcément « signifiant » (la femme à qui il manque un œil, Whitaker qui a perdu son bras…), ont tous un traumatisme qui les rend vulnérables (l’écrivain Paul a perdu sa femme, le jeune Rashid tente de retrouver son père absent tandis qu’Auggie découvre qu’il est le père d’une adolescente droguée). Même si le cinéaste et son scénariste refusent de boucler définitivement ces brins de destinées individuelles, on a un peu le sentiment qu’ils n’hésitent pas à les charger un peu plus qu’il n’en faudrait pour récolter une émotion programmée. Le meilleur exemple de ce que j’essaye de (mal) démontrer se trouve à la fin, lorsque Harvey Keitel raconte son « conte de Noël » à William Hurt. Pendant tout le récit, le spectateur croit à l’authenticité de cette histoire et se laisse gagner par l’émotion qu’elle distille. Puis, lorsqu’elle est terminée, après quelques questions, Hurt lui confie qu’il est un très bon conteur, qu’il sait inventer de bonnes histoires avec des moments charnières qui forcent l’intérêt. Et Keitel d’avoir un petit sourire satisfait d’avoir touché au but et qui laisse planer l’impression que tout ce qu’il a raconté était factice. Ce passage résume assez bien Smoke : une indéniable habileté pour simuler l’authenticité alors que tout ce qui est montré s’avère finalement assez fabriqué.
Film de petit malin ? C’est ce que les détracteurs du film avaient avancé à l’époque. D’une certaine manière, oui ; mais il mérite cependant quand même un peu d’attention. D’une part parce qu’il est superbement écrit. A ma grande honte, je vous confie ne pas connaître, si ce n’est de réputation, l’œuvre littéraire de Paul Auster mais je pense que ce film traduit assez bien son univers. De plus, le film est joué à la perfection par des acteurs qui ont rarement été aussi bons. Enfin, et cette qualité n’est pas pour rien dans l’intérêt qu’il finit par susciter, Smoke est un film très élégant. La mise en scène n’a rien de transcendant mais, pour un film choral, elle ne joue pas à surplomber ses personnages (comme dans certains Altman ou chez Rudolph). La photo est très belle, le cadre intelligent (Wayne Wang sait jouer sur ses possibilités et pour un film axé essentiellement sur les dialogues, il parvient à éviter les tunnels de champs/contrechamps que nous pouvions redouter) et la durée des plans parvient parfois à créer une émotion qui, pour le coup, échappe au programme du scénario (j’aime beaucoup certains regards des enfants « abandonnés » -Rashid, la petite junkie- sur leurs pères respectifs).
Le résultat est donc honorable et plutôt plaisant à regarder, même si Smoke n’a rien d’un chef-d’œuvre comme certains l’ont annoncé un peu rapidement…