Nouvelle chair (suite)
Scanners (1980) de David Cronenberg avec Jennifer O’Neill
Pour commencer, une petite anecdote sur ce film que raconte Serge Grünberg. Lorsqu’au début des années 90, on annonce à William Burroughs qu’une adaptation du festin nu va être mise en chantier par Cronenberg et qu’on lui rappelle que ce dernier est l’auteur de Scanners ; l’écrivain aurait répliqué : « Ah, Scanners ! La tête qui explose ! Bien ! »
Il est des films dont la destinée semble inexorablement liée à une scène mémorable. Comme on ne peut penser au Dernier tango à Paris sans la motte de beurre et à la dernière femme sans Gérard Depardieu se tranchant le sexe au couteau électrique ; on a un peu trop tendance à réduire Scanners à ce fameux moment où le mauvais Daryl Revok fait sauter la tête d’un de ses adversaires. Heureusement, le film vaut plus que ce simple morceau de bravoure horrifique…
Les « scanners » sont des individus possédant des facultés télépathiques leur permettant d’agir sur le psychisme d’autrui et de prendre en contrôle la volonté d’icelui. La firme industrielle CONSEC supervise un programme de recherche autour desdits scanners. Mais voilà que leurs plans sont contrecarrés par une organisation clandestine de scanners qui semblent vouloir imposer leur domination…Pour lutter contre ces dangereux concurrents, le Dr Ruth s’adjuge les services d’un « bon » scanner : Cameron Vale.
Si mon résumé n’est pas très clair, il ne doit pas effrayer : sur fonds de luttes intestines entre de grandes entreprises d’armements, Cronenberg s’inscrit dans le lignage d’un récit ultra classique de science-fiction (Grünberg signale très justement quelques références évidentes à Star Wars) se résumant à l’affrontement de deux groupes de scanners opposés : les gentils et les méchants. Cette caution manichéenne concédée au cinéma de genre (avec certains archétypes que Cronenberg adopte sans renâcler) ne doit cependant pas nous masquer le très grand intérêt de ce film parfaitement réussi. Scanners prolonge de manière assez magistrale l’expérience de the brood. Une fois de plus, le cinéaste met en scène une espèce humaine mutante, capable d’agir sur la chair par l’esprit. Les critiques de l’époque ont noté avec justesse que les mutations organiques ne venaient plus désormais d’un parasite extérieur (comme c’était le cas dans Frissons et Rage) mais du cerveau des individus. La « portée » de Samantha Eggar était une incarnation physique de ses pulsions les plus refoulées et les plus inavouables. Ici, les phénomènes se manifestent par la prise de contrôle des pensées d’autrui. Le plus intéressant, c’est que ce film se passe dans l’univers high-tech (pour l’époque) de l’informatique et Cronenberg pose ici quelques jalons assez visionnaires sur les rapports de l’homme et des nouvelles technologies (thématique qu’il poursuivra avec Vidéodrome et l’admirable eXistenZ). Le cinéaste fait l’analogie entre la conscience humaine et un programme informatique et filme, d’une certaine manière, les premiers « hackers » de l’histoire du cinéma ; ces scanners capables de prendre en main un programme appelé « homme » pour le modifier, voire le détruire.
Sous son air benoît de modeste film de genre, le cinéaste aborde sans y toucher (et sans discours idéologiques, bien entendu) un certains nombres de problèmes d’ordre économiques (la guerre intestine entre les gros complexes militaro-industriels) et éthiques (la science, à quel prix ?), posant déjà les questions qui agitent aujourd’hui les médias sur les modifications génétiques (vous verrez en regardant le film comment sont apparus les « scanners » !)
Films après films, Cronenberg annonce l’avènement d’une « nouvelle chair » et filme les mutations organiques de l’espèce humaine. De cette thématique se dégage la question de la liberté de l’individu. J’en reviens à Dead zone (décidément un très grand film) et à son héros capable de lire l’avenir au contact des mains qu’il serre. Ce « don » fait de lui un mutant et l’éloigne de ses proches (sa vie familiale se réduit à néant). D’un autre côté, il peut infléchir le cours des évènements et possède toujours, au cœur d’un déterminisme écrasant, une part de liberté. Dans Scanners, les créatures « mutantes » ont la capacité d’annihiler toute volonté chez leur adversaire. Leur esprit est d’une puissance inédite mais celle-ci ne s’exerce qu’au détriment de l’autre. D’une certaine manière, ils annoncent le règne de « l’homme machine » sur une espèce humaine privée de volonté.
N’est-ce pas ce que nous vivons actuellement, à l’heure où des centaines d’individus travaillant dans l’aviation se voient sacrifier pour complaire à quelques salopards contrôlant tout derrière les tableaux électroniques de la bourse ?