Peste émotionnelle
L’élégie de la bagarre (1966) de Seijun Suzuki
Derrière ce titre à la Amélie Nothomb se cache un film curieux et assez étonnant de Seijun Suzuki, cinéaste japonais dont on redécouvre aujourd’hui l’œuvre avec avidité et dont je vous avais parlé il y a fort longtemps (ici et là, à l’époque où j’avais sept lecteurs, soit deux fois moins qu’aujourd’hui !)
En 1935, un jeune homme s’éprend violemment de la fille de sa logeuse. Pour contenir ses désirs, il s’enrôle dans l’armée et ne perd aucune occasion pour se battre et avoir recours à la violence…
Ces quelques lignes ne rendent absolument pas compte de la teneur d’un film qui déconcerte parfois (Kiroku semble appartenir à des organisations plus ou moins licites, puis on le retrouve dans une école militaire en province, loin d’Okayama) mais étonne souvent par ses changements brutaux de registres. Ce qui apparaît d’abord comme un film guerrier, avec parcours initiatique de rigueur (de la gaucherie du jeune homme à l’acquisition de la virilité militaire) et nombreuses scènes de combats, se mue en un drôle d’objet où se côtoient le burlesque le plus échevelé, un sens de la démesure grotesque assumée (le film a soudain des éclairs de brutalités ou d’évocations scabreuses surprenants) et une véritable dimension mélodramatique qui culmine dans les très belles scènes finales.
« Je ne me masturbe pas, je me défoule en me bagarrant » écrit, en gros, Kiroku dans son journal. Avec ce film, Suzuki peint le portrait féroce et satirique de l’homme japonais viril tel que l’a fantasmé Mishima. A travers ce héros maladroit puis forte tête, le cinéaste raille le ridicule des rituels de l’armée et laisse entrevoir, tel un Wilhelm Reich nippon, la part de frustration sexuelle que révèlent le goût infantile pour la bagarre, la hiérarchie, les traditions militaires et une virilité idéalisée. Il y a des scènes très drôles où Kiroku, par sa maladresse, ridiculise la pompe des grandes messes de bidasses et la morgue de ses supérieurs. D’autres frappent par leur justesse, comme ces scènes de classes à l’école militaire.
Dans un premier temps, on voit la classe chahuter un professeur faible surnommé « canard » (extraordinairement mis en scène, avec une espèce de split-screen qui isole le maître et les élèves et un montage assez dément) puis se caparaçonner face à « Mammouth », la terreur professorale incarnée. Le seul qui rompt ce manège réglé, c’est Kiroku qui traite ces camarades de « singes » parce qu’ils écrasent le faible mais s’abaissent servilement devant le fort. Outre la frustration sexuelle, l’idéal de virilité masque également le caractère de l’individu rampant qui aboie avec la meute mais obéit aux ordres de celui qui crie le plus fort.
Je ne suis pas sûr qu’il fasse faire de Suzuki un grand cinéaste politique mais son œuvre est parcourue par un souffle frais d’insolence et il n’a jamais cessé de prêcher une certaine insoumission (dans la barrière de la chair il livrait, à travers le destin de quelques prostituées, un brûlot assez mordant contre l’occupation américaine après la seconde guerre mondiale). Cette insolence se retrouve également dans son approche de la grammaire cinématographique. Même si L’élégie de la bagarre n’est pas, loin de là, son film le plus novateur, Suzuki est un inventeur de formes qui lui vaudra d’être renvoyé des studios Nikkatsu après La marque du tueur dont j’espère pouvoir vous parler un jour. Tourné en noir et blanc, l’élégie de la bagarre nous prive de cette extraordinaire manière dont le cinéaste a traité la couleur dans le vagabond de Tokyo ou la barrière de la chair. N’empêche que nous aurons droit à des plans assez extraordinaires (ce combat qui débute par une plongée et embrasse les belligérants depuis un toit de maison) et un montage assez inventif qui privilégie la vitesse et le mouvement à la bonne compréhension du récit (j’avoue que certaines ellipses m’ont fait décroché à certains moments mais j’étais très fatigué hier soir !).
Croyez-moi, Seijun Suzuki est un cinéaste à découvrir…