La voie du yakusa
La marque du tueur (1967) de Seijun Suzuki
Vous souvenez-vous de la scène, dans Ghost dog de Jarmusch, où le tueur utilise les canalisations d’eau pour exécuter son contrat ? Eh bien elle vient directement de la marque du tueur. De la même manière, le moment où Forrest Whitaker manque son tir à cause d’un papillon est une citation directe du film de Suzuki. Et les yakusas désinvoltes de Kitano ? Eux non plus n’existeraient pas sans le cinéma de Suzuki ! C’est dire si la marque du tueur fait partie de ces films peu vus mais dont l’influence en font une espèce de matrice pour tout un pan du cinéma contemporain (on pourrait également citer John Woo et Quentin Tarantino comme disciples redevables de l’œuvre de Suzuki).
Même si j’ai peut-être un peu tendance à m’avancer (je n’ai vu que six de ses films), la marque du tueur est sans doute le chef d’œuvre de Suzuki, une œuvre constamment surprenante et d’une inventivité telle que le cinéaste fut renvoyé de la Nikkatsu après avoir signé ce joyau, au motif qu’il était « totalement incompréhensible ».
Sincèrement, même si certaines ellipses sauvages et quelques raccords improbables peuvent dérouter, le film ne m’a pas paru tellement obscur. On y suit sans trop de difficulté le trajet d’un tueur à gages (numéro trois de son organisation) qui échoue lors d’une de ses missions à cause d’un papillon venu se mettre inopportunément devant son viseur. Du coup, Hanada devient lui-même la cible de son organisation, notamment du numéro un que personne ne connaît…
Même si elle se suit sans grosse difficulté, la narration semble effectivement le cadet des soucis de Suzuki qui s’emploie à dynamiter les canons du film de yakusa. Le résultat est un mélange curieux de film noir mélancolique (à la Melville) et d’audaces formelles à la Godard (mais un Godard qui aurait oublié d’être puritain : les scènes d’amour entre Hanada et sa femme sont très osées – pour l’époque- et le film distille un érotisme qu’on serait bien en peine de trouver chez l’ermite de Rolle) et c’est assez détonnant ! C’est le genre de films rares où absolument tous les plans tiennent en éveil et recèlent mille merveilles.
Le cadre est toujours inventif (avec un jeu sur la profondeur de champs et les lignes géométriques qui culminent dans les scènes d’appartement), la photo splendide et la musique jazzy envoûtante. Mais Suzuki ne se contente pas d’être un brillant artisan de films de genre : il bouscule ici les conventions en multipliant les axes insolites, les changements de valeur de plan et en dynamitant le tout par un montage explosif. C’est par moment totalement sidérant de beauté baroque.
Si le cinéaste se montre iconoclaste par sa mise en scène qui ne respecte aucun canon propre au genre ; il le fait également par sa manière très personnelle de jouer sur les ruptures de ton. Au départ, il instaure une véritable ambiance de film noir (tueur aux lunettes noires, la fumée de cigarettes, l’atmosphère jazzy…). Mais peu à peu, il glisse des notes d’humour absurde qui ne font que poursuivre son entreprise de démolition des codes d’honneur chez les hommes. Comme dans l’élégie de la bagarre, Suzuki raille le sens de la hiérarchie, des rituels virils qu’il assimile très vite à de ridicules jeux enfantins. C’est dans ce sens qu’il faut voir les scènes où numéros trois et un se retrouvent dans le même appartement et passent le temps avant d’en venir aux armes. Ces moments « vacants » (du type qu’on retrouvera bien plus tard chez Kitano) sont très drôles et montrent, par l’absurde, le côté dérisoire de ces petits hommes qui s’entretuent pour des traditions archaïques. Suzuki est un nihiliste, un iconoclaste en rupture de ban. Il faudrait également parler de son romantisme noir (avec les apparitions étonnantes de Misako et cette sublime scène où Hanada comprend, en regardant un film projeté sur un écran, qu’elle a été torturée), de la manière dont il distance son film…
Mais je m’arrête là en vous recommandant chaudement de voir cette étonnante merveille. Et si je ne vous ai pas convaincu, allez jeter un œil ici pour vous donner une idée du style pop et de l’incroyable inspiration de Seijun Suzuki…