Comment voler son prochain
Il Bidone (1955) de Federico Fellini avec Giulietta Masina
Si le nom de Fellini évoque désormais dans l’esprit de beaucoup un imaginaire foisonnant et baroque, c’est oublier un peu vite qu’il fut d’abord un cinéaste « réaliste », même si ce terme mérite d’être nuancé. Il Bidone s’inscrit dans cette veine et décrit, un peu à la manière d’I Vitelloni deux ans auparavant, le quotidien d’un groupe d’hommes. Si I Vitelloni s’intéressait aux enfants oisifs et désoeuvrés de la bourgeoisie italienne, Il Bidone choisit de montrer les combines d’un petit groupe d’escrocs spécialisés dans les arnaques aux villageois. Un exemple : nos larrons se déguisent en hommes d’église et viennent annoncer à de petits propriétaires fonciers qu’ils doivent déterrer les ossements d’un homme tué par un meurtrier repenti. En creusant, il découvre un coffre qui contient un testament léguant le trésor (en toc, bien entendu) aux propriétaires du terrain à condition qu’ils fassent dire 500 messes pour le rachat de l’âme du tueur. Les billets empochés, nos truands filent en laissant la ferraille aux pauvres malheureux qu’ils ont floués…
Le film navigue entre plusieurs veines du cinéaste : la comédie à la manière du Cheik blanc avec ces bonshommes un peu veules qui montent leurs petites combines minables, le néo-réalisme (nous allons y revenir), le mélodrame un brin misérabiliste (dans la lignée de La Strada, le film le plus surestimé du maestro) et même une petite touche « onirique » qui laisse présager les grands films qui viendront par la suite.
Le mot « onirique » est évidemment trop fort mais il y a des scènes, comme ce moment où nos escrocs se baladent de nuit dans une petite bourgade désertée (avec ce manège vide), frisant une sorte de fantastique du quotidien. C’est assez beau.
D’autres scènes, comme ce réveillon qui tourne en bacchanale, annonce déjà les grands moments de La dolce vita et Fellini jette un œil sarcastique sur cet univers de parvenus oisifs dont la plupart ne sont que des brigands.
Sans avoir l’air d’y toucher (Fellini n’est pas un idéologue), le cinéaste parvient à porter un regard extrêmement critique sur les dysfonctionnements de la société italienne. La grande idée d’Il bidone, c’est que ces petits escrocs, a priori pas antipathiques, sont le contraire de Robin des bois : ils se font de l’argent en arnaquant les pauvres. Les dupés sont toujours les plus faibles tandis que les dupeurs se retrouvent toujours entre eux (est-ce un hasard si nos filous sont introduits dans les soirées de la haute société ?).
Du coup, en montrant les mauvais coups que bâtissent Augusto et ses compagnons, Fellini plonge dans l’univers du petit peuple et nous offre des séquences assez saisissantes, comme ce moment où l’on découvre un quartier miséreux et totalement délabré. En ces lieux vit une foule qui attend avec impatience l’obtention de logements sociaux et c’est sur la base d’une promesse d’habitat que les escrocs extorquent à ces gens le prix d’un premier loyer.
Fellini réussit ces scènes avec une rare délicatesse. Au lieu de jouer la carte du cynisme comme un vulgaire Scola (assommons les pauvres !), il pose sur ces gens un regard plein d’humanité et sans la moindre sensiblerie.
La sensiblerie, elle pourrait pointer le bout de son nez à la toute fin, lorsque Augusto réalise qu’ils sont en train de duper un vieil homme sans le sou et dont les petites économies ne servent qu’à empêcher sa fille handicapée d’être prise en charge par l’assistance. Fellini filme très bien ce cas de conscience, d’autant plus que notre bonhomme est déguisé en évêque. Sauf qu’il évite de jouer la carte de la rédemption et, au contraire, parvient à instrumentaliser cette émotion « facile » d’une manière assez incroyable (attention, je vais raconter la fin !).
D’une certaine manière, Augusto se transforme en metteur en scène et tente de manipuler ces compagnons en leur servant le couplet qu’ils (et le spectateur) attendaient : il a été pris de pitié et n’a pas empoché l’argent. Sauf que ce n’est pas le cas et qu’il a, une fois de plus, menti.
La force de Fellini, c’est de parvenir à suggérer que la scène a vraiment remué Augusto (père lui-même d’une fille de l’âge de cette adolescente handicapée) sans pour autant le pousser à se racheter (solution de facilité, offrant une bonne conscience à peu de frais aux spectateurs ayant suivi avec une certaine sympathie les tribulations de ces pieds nickelés). De cette façon, le film se termine de manière assez dure, sans le moindre prêchi-prêcha moralisateur. Et derrière ces allures un brin mineures (ce n’est tout de même pas un très grand Fellini), Il Bidone propose une vision assez sombre et lucide des injustices d’une société à deux vitesses (comme on ne le disait sans doute pas encore !)