Le visage (1958) d’Ingmar Bergman avec Max Von Sydow, Ingrid Thulin, Bibi Andersson

 

Trouvé au détour d’une notule consacrée au Diable boiteux de Guitry dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma (revue qui, par ailleurs, me paraît de plus en plus lamentable : cf. cet affligeant dossier dédié aux présidentielles qui rappelle un spécial « coupe du monde 1998 » de sinistre mémoire !) cette phrase lumineuse qui éclaire d’un coup l’œuvre entière du grand Sacha et fait un sort au sot cliché qui la réduit à du « théâtre filmé » : «  De là cette grande malléabilité de la mise en scène, qui joue du théâtre comme d’une canne. ».

Vous allez me dire : quel rapport entre Guitry et Bergman ? Le théâtre, vous répondrai-je ! Même si c’est d’une tout autre manière, Bergman utilise aussi le théâtre « comme une canne ». Alors que chez Guitry, la caméra épouse le mouvement d’une parole féconde ; chez Bergman, elle scrute au plus près les comédiens pour leur arracher une certaine vérité. C’est d’ailleurs le sujet du Visage : qu’est-ce qui se cache derrière ce petit théâtre social où chacun tient son rôle (les saltimbanques, les notables, les serviteurs…) ? Que dissimulent tous ces visages que le cinéaste examine en s’approchant au plus près ?

 

Une troupe de saltimbanques, menée par l’illusionniste magnétiseur Vogler (Max Von Sydow) arrive dans une petite ville pour y présenter son spectacle. Là, ils sont interceptés et interrogés par le préfet et d’autres notables qui tentent de démasquer Vogler comme charlatan…

 

Le théâtre, donc. Bergman, dans un premier temps, filme les rapports entre forains et notables comme une pièce dont la dramaturgie privilégie surtout les échanges à deux. Le découpage, comme chez Renoir, permet de faire du monde une vaste scène où maîtres et serviteurs jouent leurs partitions côté salle et côté coulisse. Marchands d’illusions, les comédiens qui accompagnent Vogler vendent des potions aphrodisiaques aux servantes du préfet et batifolent. Marivaudages en coulisse qui renvoient, même si cet aspect paraît ici moins réussi, au délicieux Sourires d’une nuit d’été.

Sur la scène du monde, c’est le faux-semblant qui prime : postiches, masques, travestis…, Bergman décrit un univers où chaque visage dissimule sa vérité, où les jeunes hommes peuvent s’avérer être des femmes et où les muets ne le sont pas forcément. En s’approchant au plus près de ces visages, en faisant tomber les masques ; Bergman dépasse le théâtre et atteint une « vérité » qui n’est sans doute pas LA vérité mais qui demeure une vérité cinématographique. On retrouve alors l’intensité de son cinéma, son sens unique du gros plan, son incroyable expressivité qui culmine dans une scène incroyable (celle de « l’autopsie ») où l’illusion l’emporte et provoque une terreur impressionnante. Nous sommes alors vers la fin du film et sa couleur s’est considérablement assombrie après un début assez léger. Par le cadre et la diversité des axes, la composition des plans (le jeu avec le miroir) et un montage superbe ; le cinéaste parvient à nous transmettre l’angoisse de la mort qui étreint soudain le personnage. Pour ce passage magnifique, le film mérite d’être vu et donne au propos de Bergman une incroyable ampleur.

Car que se cache finalement derrière tout ces jeux d’illusion que nous nommons Science (pour soigner les corps), Art (pour divertir l’âme) et Religion (pour la soigner) ? Un immense jeu de dupes qui ne sert qu’à masquer l’absurdité de nos existences et une ineffable terreur de la mort.

Avec ce film, Bergman commence à mettre en scène le doute existentiel qui l’étreint et qui le mènera à ces œuvres sombres et graves que sont Les communiants ou le silence (sans parler des œuvres tardives comme Persona ou Cris et chuchotements, encore plus désespérées)

Sans être mon film préféré du cinéaste, le visage est assez caractéristique de son génie pour s’appuyer sur le théâtre et lui faire rendre son jus, en tirer une vérité absolument cinématographique où se mêlent un expressionnisme tourmenté et des visions qui le font, par moment, basculer vers ce fantastique que nous goûtons tant...

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