Le gore du Christ
La passion du Christ (2004) de Mel Gibson avec Jim Caviezel, Monica Bellucci
Pour être tout à fait franc avec vous, je n’ai jamais eu la moindre appétence pour les films consacrés à « l’enfourché du Golgotha ». Même lorsque de grands cinéastes s’y coltinent ! Même les plus objectivement réussis me laissent de marbre. Je pense, par exemple, à l’évangile selon Saint Matthieu de Pasolini qui ne m’a jamais tiré autre chose que quelques bâillements polis. Quand Scorsese réalise La dernière tentation du Christ, il signe l’un de ses plus mauvais films. Et ne parlons même pas des innombrables tâcherons qui se sont piqués d’illustrer les dernières heures de Jésus, que ce soit Delannoy, Duvivier ou Zeffirelli…
Je m’attendais, gorgé de préjugés que j’étais, à classer directement Mel Gibson dans cette dernière catégorie. Pourtant, le résultat a beau être nul, c’est un peu plus compliqué que ça…
Ce qui intéresse avant tout le cinéaste, c’est le corps du Christ, ce corps supplicié qu’il va martyriser sadiquement pendant près de deux heures. Rien ne sera épargné au regard du spectateur : les coups de fouets, les engins de tortures les plus atroces, la couronne d’épine qui pénètre les chairs, la montée au calvaire, la sanglante crucifixion et le coup de lance dans le flanc en guise de coup de grâce. Pendant tout ce temps, Jésus supporte dans sa chair tous les péchés du monde, il les endosse dans la moindre de ses plaies. Théologiquement, c’est intéressant (après, que la théologie soit effectivement quelque chose qui mérite qu’on se penche dessus est un débat qui outrepasse largement le cadre de cette modeste notule) ! Ca nous change des visions béatement niaise du Christ baba-cool qui ont fleuries depuis près de 40 ans. Si l’on en croit Marc-Edouard Nabe (et je suis tout disposé à le croire !), Mel Gibson s’est inspiré pour son film des écrits d’Anne-Catherine Emmerich, une « visionnaire » du 18ème siècle qui passionna les écrivains catholiques de la fin du siècle dernier. La passion du Christ s’inscrit dans cette tradition millénariste, celle des Bloy ou Huysmans. J’ai aussi pensé aux évocations que ce dernier fait de Sainte Lydwine, cette jeune fille victime elle aussi des péchés de son époque et dont le corps finit par n’être qu’une plaie purulente.
Le problème, c’est que j’ai également songé au reproche qu’adresse Huysmans à Ernest Hello (l’auteur des Physionomies de Saints) dans En route, à savoir son « inextinguible indigence d’art ». Mel Gibson s’avère incapable ici de faire autre chose que de baratter une margarine d’images rances, où se mêlent des dégueulis de filtres colorés dégoûtants (des bleuâtres pour la dernière nuit sur le Mont des Oliviers, des jaunâtres pour la Cène) et un graillonnement de ridicules ralentis. Alors que Mel Gibson a l’excellente idée (c’est la seule !) de vouloir approcher une certaine authenticité des faits qu’il décrit en faisant parler ces interprètes en araméen et en latin ; il a recours au langage cinématographique le plus formaté et le plus vulgaire, un langage cinématographique pollué par le clip et le numérique. Le résultat est atrocement laid et on réalise que ce n’est pas d’Anne-Catherine mais de Roland Emmerich que s’est inspiré Gibson.
Du coup, on repense aux mots de Nabe qui qualifiait, pour le louer, le film de « pornographique ». Le qualificatif est exact mais je l’emploierai, pour ma part, de manière péjorative. A savoir qu’en enrobant sa Passion dans une nappe d’ordures visuelles (passons, par charité chrétienne si vous voulez, sur les grotesques flash-back parsemés dans le film et notamment cet hilarant moment où le Christ invente la table haute. Jésus comme premier représentant chez Ikéa, fallait y penser !), Gibson ne parvient qu’à déréaliser son personnage, à en faire un corps abstrait. Il ne reste donc plus que de gros effets : des ralentis tire-larmes, du « gore », du sang qui gicle comme le sperme gicle dans les films pornos. Ce corps qui devrait nous arracher des larmes de compassion ne provoque alors plus rien, juste ce léger sentiment de dégoût qui nous saisit face à un mauvais film d’horreur.
L’acteur principal, Jim Cazievel est plutôt bien et on le sent habité par son rôle. Les autres comédiens sont condamnés à faire de la figuration luxueuse (Cf. Monica Bellucci).
Si, sur le papier, la vision que Mel Gibson propose du Christ est loin d’être inintéressante, il manque tout le reste : la stylisation, un point de vue permettant d’incarner le propos (sans pour autant recourir aux superbes épures de Bresson ou Dreyer) ; bref, il manque l’Art, tout simplement. Et c’est ce péché mortel que nous ne pourrons pardonner à Mel Gibson…