Chacun pour soi et Dieu contre tous
L’énigme de Kaspar Hauser (1974) de Werner Herzog avec Bruno S.
Le 26 mai 1828, un dimanche de Pentecôte, les habitants de Nuremberg découvrent sur la place centrale de leur ville un jeune homme venu de nulle part, à peine capable de parler et d’écrire son nom : Kaspar Hauser. La lettre qu’il tient à la main permet toutefois de préciser que cet homme a passé toute sa vie au fond d’un cachot et qu’il n’a jamais vu personne.
Lorsque Werner Herzog décide de s’inspirer de ce fait divers réel et mystérieux (on ignore tout des origines de Kaspar et de sa fin tragique) qui donna lieu à une abondante littérature, il ne cherche pas à faire œuvre « d’historien » mais bel et bien à illustrer une nouvelle fois cette lutte de l’individu contre la nature, ce conflit entre les hommes et les dieux. Ce thème, c’était déjà celui d’Aguirre, la colère de Dieu et nous le retrouverons, quoique traité de manière très différente dans des films comme la ballade de Bruno ou Fitzcarraldo. Herzog l’aborde ici de manière moins spectaculaire (et, si je peux vous livrer d’emblée le fond de ma pensée, avec moins d’intensité) que dans ses films les plus renommés.
Il ne s’agit effectivement plus d’aventures extrêmes mais de la lutte quotidienne d’un individu pour s’arracher de l’état de nature dans lequel il a croupi depuis l’enfance. Pas de fleuves déchaînés ni de rêves d’opéra en pleine forêt amazonienne mais le dur apprentissage du langage, des gestes du quotidien (tenir une cuiller, manger sa soupe…) puis de la lecture et de l’écriture. Avec toujours, en filigrane, ce sentiment de frustration de ne pouvoir tout exprimer par ces outils et ce rêve que caresse Kaspar de pouvoir « jouer du piano comme on respire » puisque c’est dans la musique qu’il reconnaît la manière la plus juste de traduire certaine de ses émotions.
La mise en scène de ce combat est assez austère. Herzog dépouille au maximum son film en se concentrant essentiellement sur son personnage principal (incarné plus qu’interprété par l’étonnant Bruno S à qui Herzog consacrera un nouveau film avec la ballade de Bruno) et en réduisant de façon drastique les articulations dramatiques du récit. Le cinéaste ne cherche pas à filmer les progrès de Kaspar (ce n’est pas un film sur l’apprentissage comme le très beau film âpre de Truffaut L’enfant sauvage) mais à le mettre en situation de lutte perpétuelle. Le titre allemand du film « chacun pour soi et Dieu contre tous » résume parfaitement les intentions d’Herzog et lorsqu’il ne se bat pas contre la Nature, c’est contre la société des hommes qu’il bute. Kaspar est dans un premier temps enfermé dans une tour, livré à la curiosité des habitants puis exhibé dans un spectacle forain. L’énigme de Kaspar Hauser devient alors une fable cruelle où le cinéaste utilise son personnage pour fustiger les conventions sociales. Cette dimension n’est pas la plus réussie et certaines scènes paraissent un peu plaquées artificiellement pour renvoyer à des préoccupations contemporaines (Kaspar interrogeant une ménagère et lui demandant si, décidemment, la place des femmes n’est qu’à la cuisine et à la couture). Mais, certains passages où Kaspar, dans sa simplicité d’ « enfant sauvage », démontre l’absurdité des croyances religieuses ou de la logique sont néanmoins assez savoureux.
Une des stratégies d’Herzog pour se débarrasser d’un éventuel scénario (ou du moins, d’une histoire très linéaire), c’est de conclure abruptement les séquences par des plans de coupe sur la nature environnante (bois, fleuves, champs…). Le procédé pourrait être très illustratif s’il servait uniquement à assurer des transitions. Or il n’est pas employé ici à cet effet. Il permet de brouiller la chronologie (nous ignorons combien de temps s’est écoulé entre une séquence et la suivante) et surtout de montrer que la nature finit toujours par l’emporter sur les vanités humaines. Ces plans de coupe sont très beaux et possèdent un grain différent du récit à proprement parler (je ne suis pas assez spécialiste de ces questions techniques pour vous dire s’il s’agit de Super 8 ou de 16 mm gonflé en 35). L’un de ces plans montre une foule d’individus sur le pan d’une montagne, semblant marcher vers nulle part. Il illustre parfaitement la teneur du film : montrer le rêve vain d’une humanité cherchant à dompter la Nature et à lui donner un sens, une explication.
L’histoire sans fin de Kaspar sur cette caravane d’hommes perdue dans le désert ne dit pas autre chose. L’homme n’est qu’un loup pour l’homme et au regard de la Nature, il n’est qu’un insecte bruyant qui cherche en vain à trouver une issue à ce chemin qui nous mène au Néant…