Un et un font trois
La ronde de l’aube (1957) de Douglas Sirk avec Rock Hudson, Robert Stack, Dorothy Malone
En 1957, le grand Douglas Sirk retrouve ses comédiens d’Ecrit sur le vent et porte à l’écran Pylon de Faulkner. L’écrivain confiera d’ailleurs considérer ce film comme la meilleure adaptation cinématographique d’un de ses livres.
Pendant la grande Dépression, le reporter Burke Devlin (Rock Hudson, qui ne sera jamais aussi bon que chez Sirk) enquête sur un cascadeur aérien, Roger Schumann (Robert Stack, impeccable également), réduit à des courses d’avion alors qu’il fut un pilote héroïque pendant la première guerre mondiale. Dans ses exhibitions aériennes, il est toujours accompagné de son adorable femme, Laverne, (Dorothy Malone, resplendissante) qu’il a tendance à délaisser au profit de sa passion pour l’aviation…
Ce qui frappe d’emblée dans la ronde de l’aube, c’est la manière dont Sirk parvient à donner corps immédiatement à de véritables personnages de cinéma. Dès la première conversation entre Laverne et Burke, le cinéaste tisse une toile complexe d’affects, de sentiments exacerbés mais masqués tout en lestant ses personnages du poids mélancolique du passé (l’amour passionné d’une jeune femme qui n’a jamais été vraiment payé de retour, la gloire passée d’un aviateur qui n’est véritablement lui-même que dans les airs…).
Une fois exposés les principaux ressorts du mélodrame (car, bien entendu, le reporter tombe sous le charme de cette blonde mélancolique qui fait du saut en parachute en jupe –yummy !-), c’est la mise en scène qui se charge d’accompagner les destinées de ces individus.
Car Sirk fait toujours preuve d’une incroyable délicatesse dans le traitement de ce récit. Jamais il n’a recours au chantage à l’émotion ou aux grosses ficelles larmoyantes. Comparé à ses somptueux mélos flamboyants (Mirage de la vie, Le temps d’aimer et le temps de mourir), la ronde de l’aube apparaît comme un film plus épuré, plus retenu (avec son magnifique noir et blanc en Scope). Il n’en est pas moins émouvant…
La première chose que l’on peut remarquer dans cette mise en scène, c’est la manière dont elle capte souvent les personnages derrière des vitres ou dans le reflet d’un miroir. Thématique chère à Sirk : l’individu social n’est qu’un simple reflet qui dissimule sa véritable personnalité et masque tant bien que mal des torrents de passions et de sentiments. C’est Laverne qui aime à la folie son mari mais qui se sacrifie totalement pour ne pas empiéter sur son territoire et qui ne craint ni les humiliations les plus cuisantes (séduire le propriétaire d’un avion, un vieil ennemi de son mari, pour qu’il consente à lui céder son coucou), ni les plus cruelles souffrances. C’est encore Schumann, passionné d’avion qui n’apparaît pas comme le salaud qui délaisse sa femme (il n’y a pas de « salauds » chez Sirk) mais comme un albatros baudelairien qui ne s’épanouit que loin des hommes, lorsqu’il vole. A terre, c’est un rustre qui ne parvient pas à traduire les sentiments sincères que lui inspire sa femme… Tous les personnages du film possèdent cette ambiguïté et le cinéaste a même la suprême élégance de laisser tourner, sur la fin, sa caméra sur le désarroi d’un personnage qui n’avait rien de sympathique et qui acquiert, de ce fait, une part d’humanité.
Le deuxième procédé que met en œuvre Sirk, et qui est encore plus frappant, c’est ce que j’appelais, dans ma note sur Ecrit sur le vent, son art du contrepoint. Dans la ronde de l’aube, il ne procède pas par montage parallèle mais par une manière assez étonnante de toujours introduire le point de vue d’un tiers lorsqu’il filme une scène « à deux ». C’est le mécanicien à demi endormi qui surprend la première conversation entre Burke et Laverne. C’est un voisin qui observe ce même couple ou encore ce moment très effrayant où un convive aviné d’une fête voisine, affublé d’un masque « tête de mort », débarque brusquement lors du premier baiser entre le reporter et la jeune femme.
La scène est très expressive, introduisant une notion de menace et de danger. Car ce « point de vue du tiers » créé sans arrêt un déséquilibre dans l’harmonie à deux. Il introduit soit la douleur de l’autre (celui qui est trompé ou délaissé), soit une fatalité qui ne peut manquer de s’abattre sur le(s) couple(s).
Les impressions que je vous livre sont très pragmatiques et assez lourdes. Elles ne traduisent absolument pas la subtilité d’un film qui parvient à être à la fois très limpide et très complexe dans le nœud de sentiments qu’il tente de démêler. C’est là sans doute que se situe le secret des mises en scène du grand Hollywood (période classique) : une façon de s’inscrire parfaitement dans l’industrie (situations mélodramatiques rehaussées par des scènes de courses d’avions qui restent, aujourd’hui encore, assez scotchantes) tout en parvenant à traduire des choses très profondes et émouvantes.
C’est peu dire que ce secret (du moins, en ce qui concerne l’industrie) s’est depuis longtemps perdu…