C'est beau un cimetière la nuit!
Lèvres de sang (1974) de Jean Rollin avec Annie Brilland, Jean-Loup Philippe
Longtemps considéré comme un cinéaste pestiféré tournant de sombres navets destinés à quelques amateurs déviants de séries Z, Jean Rollin bénéficie aujourd’hui d’un statut d’artiste « culte » qui lui vaut maintenant les honneurs des chaînes câblées qui rediffusent régulièrement ses films. Tant mieux ! Je ne me souvenais plus tellement de lèvres de sang et c’est avec un réel plaisir que j’ai revu cette œuvre, l’une des plus réussies du maître avec Le frisson des vampires, les démoniaques et l’étonnant la rose de fer.
L’argument du film est bête comme chou : un homme est frappé, lors d’une soirée mondaine organisée par sa mère, par une photo de ruines qui lui rappelle de lointains souvenirs d’une enfance qu’il a en partie oubliée. Il se revoit alors, âgé d’une douzaine d’années, passer une nuit dans un château abandonné avec une mystérieuse et attirante jeune femme en blanc.
Commence alors une enquête pour retrouver ce château et renouer avec cette part enfouie de son enfance…
Je l’ai déjà dit en ces pages : inutile de regarder un film de Jean Rollin comme quelque chose de « normal » : le manque de moyens est criant à chaque plan, l’interprétation est calamiteuse (sur cette question, je vous invite à suivre les liens chez l’ami Ludo et à écouter ce passionnant entretien de Jean-Pierre Bouyxou, qui fut l’assistant de Rollin et qui explique très bien que l’irréductible anarchisme du cinéaste lui a toujours interdit de diriger quoique ce soit dans un film alors qu’il le faudrait parfois !) et les dialogues laissent parfois songeurs.
Mais comme le souligne très justement Jean-Marie Sabatier dans La saison cinématographique 75 (très curieusement, d’ailleurs, car rares furent les critiques « officiels » qui soutinrent Rollin), le film « fascine, étonne, ravit parce que la personnalité de l’auteur s’exprime au-delà de la technique, presque malgré la technique. »
http://www.devildead.com/indexfilm.php3?FilmID=670
Pour moi, Jean Rollin n’est pas un cinéaste du plan, ni même de l’image mais un cinéaste de la vision. Dès les premières scènes, une photo entraîne, par association, une vision du passé qui permet au cinéaste d’installer d’emblée une atmosphère étrange, morbide et puissamment mélancolique. C’est moins l’idée de montage qui prime dans ses œuvres que celle de « collage ». Le scénario, les personnages importent beaucoup moins que l’enchaînement des visions poétiques et romantiques du maître. Il est vrai que ce système est risqué car lorsque ces « visions » ne sont pas à la hauteur, il ne reste plus rien et le film s’effondre pour aller rejoindre le tout-venant de la série Z (la morte-vivante, par exemple). Mais lorsque la mayonnaise prend, ses films, comme le dit encore Bouyxou, rappellent les plus beaux collages de Max Ernst.
C’est le cas de Lèvres de sang où notre héros libère malencontreusement lors de sa quête quatre jeunes femmes vampires qui semblent pourtant veiller sur lui. Peu importe ici la logique puisque les visions de Rollin sont assez superbes : vampires nues sous des tuniques en tulle dans les somptueuses ruines du château de Sauveterre, courses-poursuites dans un Paris désert dont l’une se termine superbement près des fontaines du Trocadéro… Rares sont les cinéastes qui parviennent à saisir aussi justement la poésie et l’étrangeté des lieux. On reproche à Rollin la raideur un brin hiératique de ses mises en scène mais c’est oublier l’envoûtement que fait naître la splendeur de certains plans. Je pense notamment à la séquence assez magique se déroulant dans le cimetière Montmartre ou cette vision finale « à la Magritte » d’un cercueil flottant au gré des vagues…
Il y a dans ce film un vrai travail sur le cadre, sur la photo et les éclairages qui permet à Rollin de renouer avec toute un tradition du roman populaire de la fin du 19ème (Leroux, Sue…) aussi bien qu’avec une certaine poésie romantique et morbide (Baudelaire, Corbière…).
Mais Lèvres de sang est aussi (et surtout) hanté par les grands thèmes du cinéaste : le vampirisme (associé avec une grande beauté à un érotisme vraiment troublant) et l’amour fou si bien chanté par les surréalistes. Dans cette quête de la Femme aimée, il y a une scène absolument magnifique où Frédéric (c’est ainsi que s’appelle notre héros) sauve la femme vampire qui le hante depuis son enfance tout en faisant croire qu’il l’a décapitée en présentant la tête d’une statue de la Vierge Marie. Sacrilège sublime où l’amour fou (voir les très étonnantes dernières scènes sur la plage de Dieppe) l’emporte sur la Religion et sur la société.
Le film est transcendé par cet Idéalisme et Rollin réalise là une œuvre qui ne navigue que par associations poétiques. Sachez dépasser une certaine indigence « technique » pour vous laissez transporter par les parfums capiteux, romantiques, érotiques et violemment mélancoliques de cette œuvre pas comme les autres…
PS : Pour la petite histoire, les spécialistes du genre remarqueront, non sans un certain étonnement, la présence au générique de tout le gratin du cinéma X de l’époque (Claudine Beccarie, Sylvia Bourdon, la sublime Béatrice Harnois…). C’est que parallèlement à son film « officiel », Jean Rollin en a tourné une version porno délicatement intitulée Suck me vampire. Cette adaptation « hard », en principe réservée à l’exportation, a fini par sortir sur les écrans français sous le tire de Suce-moi vampire. Vous savez tout !
PS 2 : Cher monsieur Rollin, si par hasard vous passez sur ce blog, auriez-vous l’amabilité de m’embaucher bénévolement comme figurant dans l’un de vos prochains films ? Je rêve d’être une victime de vos splendides femmes vampires !