L’avocat de la terreur (2007) de Barbet Schroeder

 

« A la question « défendriez-vous Hitler ? », j’ai répondu « je défendrais même Bush, ...à condition qu’il plaide coupable ». Voilà le genre de propos que tient ce polémiste hors pair que fut toujours Jacques Vergès dans le documentaire que vient de lui consacrer Barbet Schroeder. Propos malicieux mais ambigus, qui feront hurler les bien-pensants. Prenez par exemple le dernier numéro des inrocks et lisez la critique de Serge Kaganski sur ce film : c’est le comble du jésuitisme ! Vous y verrez l’auteur louer l’avocat pour ses combats vieux de 50 ans (ça ne mange pas de pain de défendre aujourd’hui le FLN et ça donne bonne conscience ! On se sent toujours de gauche !) pour le blâmer en même temps pour ses autres engagements et même qualifier son anti-américanisme de « rouge-brun » (comme s’il ne s’agissait pas du même engagement anti-colonial !) . Mais peu importe Kaganski et les inrocks : nous savons depuis longtemps que ces gens-là auraient fait partie de la meute braillant au « terrorisme » pendant la guerre d’Algérie. Cet exemple est intéressant car il envisage le film de Schroeder selon le seul angle qui n’a aucun intérêt : le jugement moralisateur pour un personnage qui ne laisse pas indifférent. Or Schroeder n’est pas un cinéaste de la Loi et de son dualisme sommaire (le Bien et le Mal) mais un cinéaste du Jeu (et donc, de la Règle).

Nous allons y revenir mais c’est ce qui rend ce documentaire, sous ses apparences très classiques et même un peu scolaires (les sous-titres qui resituent les images), absolument passionnant.

L’avocat de la terreur se présente donc dans un premier temps comme un portrait très classique de Vergès, l’homme qu’on aime haïr. Le cinéaste adopte un point de vue chronologique et mêlent aux entretiens de l’avocat des témoignages divers (ses compagnons de lutte, des amis de longue date comme Siné, des journalistes et historiens…) et des images d’archives.

Pédagogiquement, c’est très bien foutu et c’est avec beaucoup de plaisir que l’on feuillette les différentes pages de l’Histoire de France où Vergès a écrit son nom : la décolonisation en Algérie, au Cambodge, les mouvements de libération du territoire palestinien, le terrorisme en Allemagne, le procès de Klaus Barbie…

Mais là où le film devient encore plus passionnant, c’est qu’il dépasse le cours d’histoire pour tracer le portrait d’un véritable personnage romanesque. Vergès est un vrai héros de fiction : un justicier qui se bat d’abord pour défendre seul contre tous la femme qui va devenir le symbole même de la libération du peuple algérien (et qu’il va épouser), puis un aventurier qui disparaît totalement de la circulation pendant huit ans (de 1970 à 1978) et qui fait naître les rumeurs les plus délirantes à son sujet (espionnage, lutte au Cambodge aux côtés de Pol Pot, activités délictueuses avec Carlos…), enfin, le « salaud lumineux » qui s’obstine à ne défendre que les causes les plus indéfendables (anciens tortionnaires nazis, divers dictateurs africains, petits sacripants d’Action Directe…). Un vrai roman où la politique se mêle à l’affectif, où le romantisme révolutionnaire de l’action se conjugue avec les attentats sanglants.

Vergès joue sur le côté sulfureux de son personnage et surtout s’amuse à brouiller les pistes, à épaissir son mystère. C’est là que le film s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de Schroeder, cinéaste de la dualité (JF partagerait appartement) et d’une ambiguïté qui dépasse le Bien et le Mal. Lorsque j’évoquais le beau et sous-estimé Calculs meurtriers, je me référais à Baudrillard et à cette notion de Jeu qui s’oppose à celle de Loi (et sa dialectique de soumission et de transgression). « Ce qui s’oppose à la loi n’est pas du tout l’absence de loi, c’est la Règle » (De la séduction). Avec Vergès, nous sommes dans cette dimension. L’avocat termine d’ailleurs son portrait par cette idée qu’il faut se jouer des règles de la Justice tout en prenant garde à ne pas franchir la « ligne blanche ». Pour lui, le tribunal est une scène de théâtre qui lui permet de s’exprimer et de mener ses combats. Il me paraît totalement aberrant de le qualifier de « nazi » sous prétexte qu’il a défendu Barbie (c’est justement dans les pays totalitaires qu’il est impossible, même au pire salaud, de s’offrir un avocat). Il explique très bien que ce procès (légitime, nous sommes bien d’accord) fut l’occasion pour le pouvoir de l’époque de déployer toute une mise en scène pour masquer le linge malodorant de la France dans d’autres situations. A un contre 39, Vergès va suivre les règles du jeu et imposer les siennes. Résultat, on ne se souvient de ce procès qu’à cause de lui et c’est donc lui qui a gagné.

Vergès est un séducteur (dans le sens où l’entend justement Baudrillard), un bluffeur et un grand joueur : il faut le voir le barreau de chaise dans la bouche, le regard pétillant et goguenard, s’amusant visiblement à peaufiner sa propre mise en scène.

Schroeder, et c’est là son mérite, ne cherche pas à lui décerner de bons ou mauvais points. Il s’adapte lui aussi à la Règle et laisse planer de drôles de zones d’ombre (son indulgence pour le régime des Khmers rouges, ses relations présumées avec Carlos…) tout en restant par-delà le Bien et le Mal.

Ceux qui détestaient l’avocat persisteront dans leur dégoût tandis que les autres persisteront à l’aimer tout en n’apprenant pas forcément grand-chose de nouveau sur lui. L’intérêt n’est pas là mais d’avoir face à nous un portrait captivant d’un véritable personnage dont Schroeder a su extraire toute la dimension romanesque…

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